Huit balles, plus une dans le canon. Neuf coups pour tuer. Et un second chargeur, au cas où.
Merci, papa. D’avoir gardé cette relique jusqu’à aujourd’hui. Il n’y a pas de hasard.
Elle ne mesure pas la monstruosité de sa détermination. Ne réalise même pas qu’elle est en train de basculer.
Un ennemi, une solution. Seule équation dans son esprit.
Cloé décide d’aller voir Pardieu. Le Vieux est dans son bureau, toujours aussi matinal.
— Ah, Cloé ! Entrez, mon petit. Vous allez mieux ?
— Oui, merci. Je m’excuse de vous avoir laissé tomber une semaine. Mais je ne tenais plus debout !… Alors, que s’est-il passé en mon absence ?
Cloé s’assoit, Pardieu lui fait un exposé de la situation. Ce qui est bloqué, ce qui est en bonne voie. Elle a du mal à se concentrer sur ses paroles. Elle s’imagine seulement à sa place, dans ce magnifique fauteuil en cuir, au milieu de ce spacieux bureau avec vue.
Mais une phrase la ramène un peu brutalement dans la réalité.
— Martins a pris en mains le dossier GM.
Ce projet qu’elle a porté depuis le début. Dont elle est l’unique instigatrice.
— Ça vous contrarie, mon petit ?
— Non, bien sûr que non, prétend Cloé avec un sourire forcé. L’important, c’est qu’on décroche ce contrat.
— Tout à fait. D’ailleurs, Philip a fait un excellent travail.
Tu parles, tout était bouclé !
— Le contrat est signé, assène le Vieux.
La colère de Cloé monte encore d’un cran. L’image du P38 traverse furtivement son esprit.
— Bien, je dois y aller, dit-elle en se levant. J’ai une semaine d’absence à rattraper.
Elle quitte le bureau du président, se dirige vers celui de Martins. Elle sait pourtant qu’elle ferait mieux de se calmer d’abord.
Philip vient tout juste d’arriver, il est en train d’enlever son manteau.
— Tiens, Cloé ! De retour parmi nous ? Tu es guérie, j’espère ?
Il s’avance vers elle, un petit sourire sarcastique au coin des lèvres.
— Tu nous as manqué…
— Vraiment ? En tout cas, tu en as bien profité, espèce de salaud.
Martins reste ébahi une seconde par la violence verbale de sa collègue.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Je sors du bureau de Pardieu. Il m’a raconté que tu m’avais piqué le dossier GM.
— Il fallait bien te remplacer durant ton absence, non ?
— Il fallait surtout en profiter pour te mettre en avant aux yeux du comité de direction ! envoie Cloé. J’avais tout fait, dans ce projet ! Et toi, tu as sauté sur l’occasion pour t’approprier mon boulot et te faire valoir !
Philip lui tourne le dos pour aller s’asseoir. Cloé prendrait volontiers le coupe-papier posé sur le bureau pour le lui enfoncer entre les omoplates.
Il la regarde à nouveau, confortablement installé. Il a retrouvé son insupportable sourire.
Le conflit n’est plus larvé, désormais. Il est déclaré et ne connaîtra qu’une seule issue.
— Que veux-tu, Cloé : qui part à la chasse… Tu connais le proverbe, non ? En tout cas, je peux te dire qu’en haut ils ont vraiment apprécié mon intervention. Ils m’ont chaudement félicité.
— Tu me le paieras, murmure Cloé.
— Des menaces ?… Tu veux la guerre ? Je te préviens, tu risques de ne pas en sortir indemne.
— Toi non plus. Et je te garantis que tu le regretteras. En temps voulu.
Sentant une présence dans son dos, elle fait volte-face et tombe nez à nez avec la secrétaire de Philip qui la fixe d’un air médusé. Cloé la bouscule avant de quitter le ring.
Toujours cette appréhension.
Malgré la présence rassurante du P38 à portée de main, malgré la nouvelle serrure et le verrou supplémentaire, rentrer chez elle est une épreuve.
La nuit est tombée, déjà. Et Cloé a l’étrange impression que c’est uniquement sur elle.
Épuisée par cette journée de travail, elle a sans doute perdu le rythme.
Elle avance prudemment jusqu’au perron, ne voit rien de suspect. Pas d’animal mort sur le paillasson ni de trace de sang sur la porte. Elle tourne la clef dans la serrure, allume aussitôt la lumière du vestibule et se hâte de refermer. Rien à signaler, ce soir.
Elle se met à l’aise, appelle sa mère pour prendre des nouvelles d’Henri. Toujours en observation à l’hôpital, mais Mathilde se veut rassurante. Encore deux ou trois jours et ce sera de l’histoire ancienne.
À peine a-t-elle raccroché que Cloé compose le numéro de Bertrand. Elle l’attrape au vol, alors qu’il s’apprête à repartir de chez lui. Encore une soirée poker chez des amis. Cloé, contre sa propre volonté, s’entend insister. Tu n’as qu’à passer chez eux, me rejoindre ensuite.
Puis carrément implorer. J’ai envie de te voir. Viens, s’il te plaît !
Mais Bertrand ne cède pas. Leur fameuse liberté, leur chère indépendance.
Cloé a mal, n’essaie même plus de le cacher. Tu me manques…
Bertrand trouve le prétexte d’être en retard pour couper court à leur conversation. Cloé reste un moment figée sur le canapé. Cruel, ce sentiment d’abandon.
Qu’est-ce qui m’arrive ?
Comme dans un réflexe, elle saisit à nouveau son portable, appelle cette fois Carole. Elle lui raconte brièvement son séjour, puis l’accident de son père, omettant simplement de préciser qu’il s’agit d’une tentative d’assassinat. Cette obsession, désormais, de paraître normale aux yeux de tous. De se battre seule.
Dans l’ombre.
— Tu fais quoi, ce soir ? demande Cloé.
— Je suis avec Quentin, il a réussi à se libérer. D’ailleurs, je voulais t’inviter à dîner un soir, pour que tu le rencontres.
— Volontiers, répond Cloé. Ce soir ?
Visiblement, cette proposition n’emballe pas Carole. Mais Cloé ne lui laisse pas vraiment le choix.
— Tu sais, je ne suis pas souvent disponible, ajoute-t-elle. Il faut en profiter, ma vieille !
— Bon… pourquoi pas !
Cloé sourit. Rencontrer le nouveau petit ami de Carole, ça promet ! Caro, qui a toujours eu un goût assez particulier concernant les hommes.
Les plus crétins, les plus ringards, les plus ineptes.
Cloé a déjà vu le fameux Quentin, mais ne s’en souvient plus vraiment. Sans doute parce qu’il ne vaut pas la peine qu’on se souvienne de lui !
Heureuse de cette diversion, elle fait un tour sous la douche, sèche rapidement ses longs cheveux.
Dans sa chambre, elle ouvre sa boîte à bijoux, choisit une paire de dormeuses en or blanc, la bague assortie. Mais impossible de mettre la main sur le collier qui termine sa parure préférée. Elle inspecte chaque pièce, le cherche partout et finit par abandonner.
Elle retourne dans la chambre, se campe devant la penderie. La perversité ayant bien souvent quelque chose d’inconscient, Cloé ne se rend pas compte qu’elle choisit une tenue particulièrement sexy. Une robe noire, courte, avec un profond décolleté.
Plaire à quelqu’un, même si c’est au mec de Caro. Même si c’est un minable.
Faire de l’ombre aux autres, même si c’est à sa meilleure amie.
Quentin se lève du fauteuil, s’avance vers elle avec un sourire. Cloé reste médusée une seconde ; elle ne l’imaginait pas ainsi. Comment a-t-elle pu ne pas le remarquer pendant cette soirée où ils se sont croisés ?
— Ravie de faire votre connaissance, Carole m’a beaucoup parlé de vous.
Il a une poignée de main franche, solide. Deux glaçons bleutés à la place des yeux. Il est grand, élancé. Cheveux longs, bruns, attachés en queue de cheval. Un charme déroutant.
— Moi aussi, répond Quentin, j’ai beaucoup entendu parler de vous ! Et puis, on s’est déjà vus, vous ne vous rappelez pas ?
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