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Cour de promenade — 10 h 05
L’été avait oublié le ciel de la taule, aussi gris que le désespoir et les enceintes. Une couleur qui suppliciait les yeux autant que les barbelés enroulés en haut des murs. Marianne respira l’air humide à pleins poumons puis chercha VM. Absente, ce matin. Debout au bas des marches, elle exécuta quelques mouvements d’échauffement avant de s’élancer en petites foulées sur l’asphalte mouillé.
La Marquise avait repris ses fonctions. Elle s’était installée, jambes croisées, au milieu du banc. Ainsi, les détenues ne pourraient venir s’y asseoir.
Marianne s’abstenait de la regarder. À chaque fois qu’elle apercevait son visage, une irrépressible envie de sang frais gargouillait au cœur de ses entrailles.
Elle continua à courir. Laissant son esprit voguer à sa guise. Dans à peine plus d’une semaine, parloir. Francky allait être ravi.
Je ne verrai plus jamais Daniel.
Oublie-le, Marianne. Pense à la liberté. Emma aurait bien aimé sortir, elle aussi.
Marianne courait de plus en plus vite. Son genou montrait quelques signes de faiblesse encore. Mais il finirait par capituler. Il suffisait de le vouloir, de mépriser la douleur. Au bout d’une demi-heure, elle stoppa sa course, respira à fond, plusieurs fois. Puis continua sa remise en forme. Ignorant la foule, face à un mur, elle enchaîna les mouvements. Beaucoup de filles l’observaient, le spectacle valait le coup d’œil. Gestes rapides, épurés, contrôlés, précis. Parfaits. Équilibre irréprochable. Le terme d’art martial prenait toute sa dimension. Oui, c’était bien un art. De toute beauté. Splendeur d’un corps transformé en arme. Chaque coup était fait pour tuer. Pour défendre sa vie. Celles qui participaient aux cours de karaté venaient voir de près la jeune prodige, espérant secrètement parvenir un jour à l’égaler. D’autres lui jetaient des regards pleins de défiance.
Marianne se laissa enfin glisser par terre pour prendre un repos bien mérité. Elle se sentait prête. À affronter l’inconnu, le danger. À se battre jusqu’à la mort. Mais il était déjà l’heure de rentrer en cage.
Solange, en haut des marches, sonna comme une alarme. La transhumance, dans l’autre sens. Beaucoup moins de fébrilité.
Dans la 119, Marianne ôta son tee-shirt trempé de sueur. Dans les nouvelles prisons, paraît qu’il y a une douche dans chaque cellule. Là, ça lui manquait cruellement. Elle se contenterait d’une toilette de fortune. Elle commença par s’asperger le visage d’eau fraîche. Et, lorsqu’elle releva la tête, elle distingua le visage de la Marquise dans le miroir. Elles s’affrontèrent quelques secondes par reflet interposé. Puis Marianne attrapa sa serviette, s’essuya avant de se retourner.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Pariotti s’empara du baladeur qui traînait sur le lit.
— Sympa ! commenta-t-elle. Je suppose qu’il est tombé du ciel ?
Marianne enfila un tee-shirt propre, croisa les bras.
— Lâchez ça… Il est en vente dans le catalogue… Vous pouvez vous acheter le même, si vous voulez !
— Ah oui ? Et tu l’as acheté avec quel fric, de Gréville ?
— C’est Gréville… Et ce ne sont pas vos affaires.
— Oh si, ce sont mes affaires ! Tes prix ont augmenté à ce que je vois !
Marianne alluma une cigarette, constata que ses mains tremblaient. N’explose pas. Reste calme.
— Il paye le prix fort pour tes services, le chef ! Tu dois vraiment lui faire des trucs bien dégueulasses pour qu’il crache le fric comme ça, non ?
— Je ne vois pas de quoi vous parlez, surveillante.
— Mais si, tu vois de quoi je parle…
Marianne s’avança soudain vers l’ennemie, brandissant un sourire féroce.
— Tu supportes pas qu’il ne te reluque même pas, hein, Pariotti ?
Elle venait de toucher le cœur de la cible. La mine de Solange perdit de sa superbe. Mais elle tenta de riposter.
— Parce que tu crois que je voudrais d’un minable dans son genre ?
— Je sais que tu en meurs d’envie mais qu’il n’a jamais daigné lever les yeux sur toi… T’en crèves de jalousie… Si tu savais comme c’est bon, avec lui… Mais non, tu ne le sauras jamais…
— Tu délires, pauvre tarée !
Elle s’approcha encore un peu plus de la vipère.
— J’imagine que tu dois vivre un calvaire… C’est bien pour ça que tu me harcèles sans cesse, pas vrai ? Parce que t’as mal… Tu me fais pitié, Marquise… Mais si tu veux, je peux abréger ton supplice, insinua Marianne avec sadisme. J’ai jamais supporté de voir souffrir les bêtes…
— Je vais te briser, de Gréville ! T’anéantir !
— Ah oui ? Qu’est-ce que tu t’imagines, hein ? Que je vais ramper devant toi, comme les autres filles ? Tu me connais mal. Tu ne me feras jamais plier…
— J’aurai ta peau, tu peux me croire !
— Sors ou j’appelle le chef… Et tu sais, quand je hurle, c’est qu’il n’est jamais très loin…
La voix de Daniel retentit dans le couloir. Très à propos. Il cherchait la gardienne, justement. Il passa la porte entrouverte. La Marquise tenait toujours le baladeur dans ses mains.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Marianne me montrait sa dernière acquisition ! rétorqua la surveillante d’un ton goguenard. Je me demande quel boulot lui permet de s’offrir ça !
Elle reposa le lecteur sur la table, Marianne poussa un discret soupir de soulagement.
— On t’attend pour la réunion, précisa son supérieur d’une voix tranchante.
— À vos ordres, monsieur !
Elle lui adressa une œillade insolente puis quitta la cellule. Daniel s’approcha de Marianne.
— Elle t’a fait du mal ?
— Non… Elle n’a pas eu le temps…
Il semblait si inquiet que Marianne saisit son visage entre ses mains. Se hissa sur la pointe des pieds. Il l’embrassa, la serra dans ses bras.
— Je fais ce que je peux, dit-il d’une voix un peu coupable.
— Ne t’inquiète pas, je tiendrai le coup… Même si elle passe son temps à me chercher.
— Je t’ai planqué une dose près du lavabo, pendant que t’étais dans la cour…
Il l’embrassa encore avant de l’enfermer. Marianne termina sa toilette, s’allongea sur son lit, le baladeur posé sur la poitrine. Elle l’avait échappé belle, cette fois. Heureusement qu’elle n’avait plus très longtemps à tenir. Elle ferma les yeux, le visage d’Emma apparut devant elle. Elle avait parfois l’impression de l’entendre respirer. L’impression qu’elle était encore là. Normal, pour un Fantôme… Elle se mit à pleurer. Encore. Tu me manques, putain !
Une heure plus tard, quand le déjeuner arriva, Marianne essuya ses larmes. Monique Delbec accompagnait l’auxi.
— Bonjour, surveillante… Comment va votre fils ? Pas trop grave, j’espère ?
La surveillante la considéra avec étonnement.
— J’étais à proximité quand le gradé et Justine en ont parlé, expliqua Marianne en souriant.
— Ah… Il a une gastro… Merci de vous inquiéter, mademoiselle… Et vous, comment allez-vous ? Je sais que la disparition de votre co-détenue vous a beaucoup affectée…
Marianne alluma une cigarette, la surveillante toussa.
— Le plus dur, c’est de l’avoir vue mourir sous mes yeux sans que personne ne vienne à mon secours.
La surveillante ne releva pas l’accusation, visiblement peu encline à entrer dans la polémique.
— Mais je m’en remettrai ! J’ai l’habitude des coups durs… Ma vie n’est faite que de ça !
— Je vous souhaite un bon appétit.
La porte se referma et Marianne emporta le plateau sur le lit. Bonne pioche, aujourd’hui. Pâtes à la bolognaise. Certes, mieux valait ne pas savoir comment les auxis cuistots avaient élaboré la sauce. Avec quels restes. Mais, saupoudré d’une dose exagérée de poivre, ça passerait comme une lettre à la poste !
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