— Ferme ta grande gueule, Gréville ! grogna la fille au couteau. On veut juste t’apprendre que c’est mal de coucher avec les matons ! Tu trahis, tu payes ! Et crois-moi, tu vas le regretter !
— Ouais ! enchaîna une seconde fille. Tu te crois la plus forte ? Ben tu vas voir ce qu’on leur fait aux putes dans ton genre ! Giovanna te regarde d’en haut. Elle va t’entendre appeler ta mère !
Marianne, qui arrivait tout juste à respirer, mordit les doigts qui s’écrasaient sur ses lèvres. Du coup, la Hyène lui fourra un vieux chiffon dans la bouche. Elle faillit s’étouffer, mourir avant l’heure.
Elle implora Brigitte du regard. Peine perdue. On oublie vite la pitié, en taule. Brigitte, qui était entre ses jambes, maintenant. Qui, penchée sur elle, fit glisser le couteau sur sa joue, puis son cou. Sur sa poitrine, son ventre. Juste glisser, sans entailler. Avant d’arriver à destination. Là où elle voulait blesser.
Exciser. Encore pire que la mort. Le pire des châtiments.
Le cœur de Marianne fut sur le point d’éclater de terreur. Des mains étrangères fouillèrent son intimité. Elle ferma les paupières, pria un dieu inconnu. Se concentra pour rassembler l’ensemble de ses forces. Pour vaincre la peur qui la ligotait bien plus sûrement que ces filles.
Enfin, elle sentit le froid de la lame à l’endroit qui allait disparaître. Là, elle centralisa toute son énergie dans sa jambe gauche pour un brusque mouvement qui obligea celle qui la maintenait à lâcher prise. Une douleur atroce remonta jusqu’à son cerveau.
Trop tard.
Avec sa jambe libre, elle flanqua un coup de pied à Brigitte qui valdingua contre un mur. Elle libéra ensuite son bras droit, le tout en un éclair. Frappa violemment celle qui serrait sa gorge.
— Allez, on se tire ! décréta Brigitte en se relevant. Elle a eu son compte !
Les filles abandonnèrent leur proie, qui tomba à genoux sur le sol trempé. À genoux dans une flaque déjà rougeâtre. Les détenues fermèrent les robinets, partirent se rhabiller à l’autre bout, comme si de rien n’était. Marianne reprenait ses esprits. Elle enleva le linge qui obstruait sa bouche, respira violemment.
Je suis en vie. Peut-être plus pour très longtemps. L’eau coulait encore dans une douche. La sienne. La Marquise se mit à gueuler.
— De Gréville ! Ça fait plus de dix minutes ! Alors tu te magnes !
Elle rampa jusqu’à sa cabine, sous l’eau chaude, comme pour revenir à la vie. Le bac prit rapidement la même couleur que le sol. Écarlate. La douleur cruelle lançait entre ses jambes.
D’une main tremblante, elle constata les dégâts. Fut rassurée ; elle était encore entière ! Brigitte n’avait pas réussi à la mutiler irrémédiablement. Juste une plaie. Énorme, lui sembla-t-il. Le couteau avait dû déraper lorsqu’elle avait bougé sa jambe. Au bon moment. Juste à temps. Mais ça faisait atrocement mal, la lame ayant tranché jusqu’à l’intérieur de sa cuisse. L’hémorragie était impressionnante. Elle coupa l’eau, se redressa en prenant appui sur le mur. Solange ouvrit les grilles.
— Alors, de Gréville ? Faut que je vienne te chercher ou quoi ?
Elle se garda bien d’approcher. Le règlement lui interdisait de venir jusque dans les douches sauf en cas de force majeure. Une fois encore, elle n’aurait rien vu, rien entendu.
Dans sa trousse de toilette, Marianne récupéra des Kleenex, les comprima entre ses cuisses. Puis enfila sa culotte. Ses pieds pataugeaient dans le sang. Elle mit ses tongs, inspira profondément. Elle marcha doucement jusqu’aux portemanteaux où étaient suspendus ses vêtements.
La Marquise l’observait en souriant à travers les grilles.
— T’as tes règles ? C’est dégueulasse tout ce sang ! Et dépêche-toi ! Tout le monde t’attend…
Marianne se rhabilla avec des gestes lents et saccadés. Enfin, elle rejoignit les autres, stupéfaites de la voir déjà debout. Marianne leur lança des regards de haine. Brigitte répondit par un rictus perfide. Puis le cortège s’ébranla. Marianne marchait, elle aussi. Juste derrière ses bourreaux. Parce qu’elle n’avait pas d’autre choix. Pourtant, chaque pas lui coûtait une souffrance indicible. D’ailleurs, elle se laissa rapidement distancer. Mais la Marquise prit un malin plaisir à l’attendre en haut de l’escalier après avoir enfermé les autres détenues à l’abri dans leur cellule.
— Alors, de Gréville ? Pourquoi tu traînes comme ça ?
— Elles ont raté leur coup ! annonça-t-elle avec hargne.
— Vraiment ? Moi, j’ai l’impression que c’est réussi…
— Je vais te tuer, salope !
Solange l’empoigna par son tee-shirt, la fit passer devant elle avant de la pousser brutalement jusqu’à la 119. Elles entrèrent toutes deux dans la cellule.
— Tu pourras pas coucher avec ce porc avant un moment, hein de Gréville ? ricana Solange en claquant la porte.
Marianne, pliée en deux, se laissa doucement tomber à terre. Trop épuisée pour combattre. La Marquise avait le champ libre pour finir sa tâche. Elle commença par lui donner un coup de pied dans le ventre. Simple hors-d’œuvre, histoire de la mettre définitivement hors service, de vérifier qu’elle ne se rebifferait pas. Solange flanqua ensuite le baladeur sur le sol. Avant de le piétiner du talon. Au tour du réveil, qui termina sa brève existence en morceaux à côté du lecteur.
Puis Solange revint se planter au-dessus de Marianne, gisant toujours par terre, sur le flanc. Elle encaissa un choc supplémentaire dans les côtes avant de voir, enfin, sa persécutrice quitter la cellule.
Elle reprit lentement son souffle, les mains crispées sur son abdomen meurtri. Elle sentait le sang chaud couler abondamment entre ses cuisses, le long de sa jambe, la douleur féroce mordre ses chairs. Elle rampa jusqu’à son lecteur CD. Hors d’usage, maintenant.
Alors, Marianne se mit à sangloter. Elle demeura ainsi de longues minutes. Anéantie, blessée, humiliée. Mais il fallait au plus vite stopper l’hémorragie. Avec un courage qui n’avait plus rien d’humain, elle se traîna jusqu’au lavabo pour soigner sa blessure. Elle désinfecta avec du savon, serrant les dents pour ne pas hurler. Fabriqua un pansement de fortune avec ses derniers mouchoirs. Mais le sang refusait de s’arrêter de sourdre. Une serviette hygiénique ferait l’affaire le temps que le flot se calme. Elle renonça à remettre son jean, se réfugia dans son lit. Tremblante des pieds à la tête, le goût de la haine dans la bouche.
*
Cellule 119 — 15 h 55
Monique Delbec ouvrit la porte pour annoncer la promenade. Elle devina Marianne sous la couverture.
— Je viens pas, marmonna une voix à peine audible.
— Qu’y a-t-il ? Vous êtes toute blanche ! Vous souhaitez voir le médecin ?
— Non, merci. C’est rien, je vous assure…
La gardienne fit demi-tour et remarqua les débris sur le sol.
— Que s’est-il passé, ici ?
Marianne ne savait quoi inventer pour la faire partir. Pour souffrir en paix.
— Rien, répéta-t-elle simplement. La table s’est renversée et tout est tombé…
La gardienne fronça les sourcils, ramassa les morceaux éparpillés avant de les poser sur la table. Finalement, elle n’insista pas et referma la porte en même temps que les yeux. Que des ennuis, avec cette détenue.
Marianne replongea en apnée sous les draps. Elle avait peur, en plus d’avoir mal. La Marquise pouvait revenir n’importe quand. Et elle n’était pas en état de l’affronter. Pendant la promenade, elle était théoriquement à l’abri. Mais ensuite ?
Le sang semblait s’être enfin décidé à demeurer à l’intérieur de ses veines. Elle restait immobile, comprimant les mouchoirs sur la plaie. Le seul moyen d’endiguer l’hémorragie. De toute façon, le moindre mouvement de ses jambes était un supplice qu’il fallait éviter. Elle pleurait à intervalles réguliers pour expurger le trop-plein de souffrance. Elle entendit les filles se délasser dans la cour. Parmi elles, ses tortionnaires. Qui jouissaient du soleil, se délectaient de la leçon infligée à Marianne la terreur. Terrorisée sous ses couvertures. La salissure entre ses cuisses.
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