Lorsque le plateau fut débarrassé, Marianne récupéra la poudre planquée par Daniel. Quelques minutes plus tard, elle enlevait l’aiguille de sa chair, dissimulait tout sous son matelas. Fin prête à larguer les amarres, à embarquer pour l’inconnu.
Elle consulta son réveil. Il n’allait pas tarder. Un Corail, dinosaure des réseaux ferrés. Un bruit totalement différent de celui du TGV. Un bruit qui ressemblait plus à un train qu’à un avion supersonique. Il approcha enfin. Elle n’était pas en état de se lever pour l’accueillir, mais le déplacement d’air la percuta autant que si elle s’était trouvée sur le ballast. Elle aurait aimé vivre cet instant blottie contre Daniel.
Aussi légère qu’une plume, elle survola le monde qui lui ouvrait les bras. Celui qui l’attendait. C’est comment, déjà ?
Elle fit un rêve. Elle retrouvait Daniel, dehors. En femme libre. Ils partaient tous les deux, il la suivait dans sa cavale. Ils quittaient ensemble ce pays, cette prison. Ce bouge infâme.
Ça l’effrayait tellement d’affronter cela toute seule ! Depuis qu’elle avait renoncé à son avenir, qu’elle avait oublié le goût de la liberté, elle avait aussi oublié le mode d’emploi des choses les plus simples. Le poison continua son étrange cheminement. Ouvrant au hasard les tiroirs dans son cerveau. Elle bascula brusquement dans le passé. Là où elle n’aurait pas aimé retourner.
La première fois qu’il avait surgi dans la cellule. En pleine nuit…
… Des heures qu’elle l’attend. Des heures qu’elle n’a plus d’ongles à ronger. Que l’angoisse lui paralyse le cerveau et les muscles. Elle a peur, son ventre se tord.
Oui, elle veut ses cigarettes. Oui, elle a conclu un marché. Bien au-dessus de ses forces, peut-être.
Sera-t-il violent ? Brutal ? Cynique, sans aucun doute. Elle sent déjà l’avilissement de sa chair. Tu es forte, Marianne. Tu arriveras à penser à autre chose, pendant que…
La porte s’ouvre, elle cesse de respirer. Il n’allume pas la lumière, elle devine sa silhouette imposante dans la pénombre. Il pose la cartouche sur la table.
— Bonsoir, Marianne.
— Bonsoir…
Elle a une voix méconnaissable. Il s’approche, elle recule. Jusqu’au mur.
— Qu’est-ce que tu as ? Je te fais peur ou quoi ?
— Non !
Tu parles ! Ça doit se voir à des kilomètres !
— Je vais pas te manger ! dit-il en souriant. N’aie crainte…
Il effleure son visage, elle ferme les yeux. Il la prend par les épaules, l’entraîne vers le lit défait. Il s’assoit, elle reste à distance.
— Alors, Marianne ? On a un accord, tous les deux, non ?
— Oui, acquiesce-t-elle dans un murmure.
Oui, ils ont négocié l’horreur dans le fond d’un cachot. Une cartouche contre une fellation. Tarif honorable, se répète Marianne pour s’instiller du courage.
— Qu’est-ce que tu attends, alors ? On n’a pas toute la nuit…
Elle fait un pas en avant, il se lève. L’écrase déjà. Elle essaie de se souvenir comment on procède. Elle s’est préparée à ce moment. Il suffira de penser à autre chose…
… Marianne ouvrit les yeux avant de se remémorer la suite. Trop douloureux. Elle n’oublierait jamais la salissure, l’humiliation. L’impression que ce n’était pas avec le même homme qu’elle avait passé la nuit à la bibliothèque. Les larmes coulèrent sur ses joues. Pas la force de les empêcher.
La drogue la tenait toujours en respect. La chute n’allait plus tarder, maintenant.
Encore un train au chant déformé. Si fort, qu’elle crut qu’il avait déraillé pour entrer dans la cour de promenade. Encore les images de cette nuit éprouvante qui tentaient de pénétrer par effraction. La croisière n’était pas celle dont elle avait rêvé. Elle voulut attraper une cigarette mais s’affala de tout son long sur le sol. Elle resta assise contre la table.
Et là, sur le lit du haut, elle aperçut une silhouette filiforme qui se redressait.
— Emma ? T’es là ?
— Bien sûr que je suis là… Pourquoi tu pleures, Marianne ?
— Je… Je me souviens de la nuit où…
Emma descendit, sa robe claire faisant des vagues autour d’elle. Marianne se frotta les yeux.
— Tu… Tu es morte, pas vrai ? Tu devrais pas revenir ici…
— De quelle nuit tu parles, Marianne ?
— Celle où… Où j’ai couché avec le chef pour la première fois… Enfin, pas couché, mais…
— Celle où tu as vendu ton corps contre une simple cartouche de cigarettes ?
Le visage du Fantôme s’évapora. Marianne ferma les yeux. Je deviens cinglée !
Cette came est coupée, pas possible ! Quand elle les rouvrit, elle poussa un cri. Devant elle, la Marquise.
— Tu ne changeras jamais, de Gréville. Tu seras toujours une putain… Tu pouvais renoncer aux cigarettes et garder ta dignité. Mais tu voulais la came !
— Je… Je peux pas m’en passer ici !
— C’est parce que tu es faible ! Regarde-toi… Pitoyable ! Complètement défoncée ! Incapable de tenir debout ! Je pourrais te tuer… Tu peux même pas te défendre quand tu es comme ça !
Marianne ferma encore les yeux. Attendant les coups qui allaient forcément pleuvoir. Puis elle se boucha les oreilles. Mais la voix persistait dans sa tête.
— Une putain, Marianne, voilà ce que tu es ! Et une camée par-dessus le marché ! Si t’avais pas été défoncée la nuit où Emma s’est suicidée, tu te serais réveillée à temps ! Tu l’aurais entendue descendre l’échelle, tu l’aurais empêchée d’avaler toute cette merde… C’est toi qui l’as tuée !
Marianne hurlait maintenant. Non ! Non ! Emma ! Elle sentit l’ennemie empoigner ses bras. Rouvrit les paupières. Le visage de Daniel, maintenant.
— Marianne !
— C’est pas moi ! jura-t-elle. C’est pas moi qui l’ai tuée ! Arrêtez de me torturer !
Les mains lâchèrent enfin. Qui allait-elle encore voir si elle ouvrait à nouveau les yeux ?
Un verre d’eau froide en pleine tête. Elle eut la respiration coupée. Elle se redressa doucement, le visage dégoulinant.
— On t’entend hurler jusque dans la cour, indiqua Daniel. Qu’est-ce qui t’arrive ?
Elle se laissa glisser à nouveau jusqu’au sol, incapable de tenir debout. Il se mit à sa hauteur.
— T’as pris de la poudre, c’est ça ?
Elle hocha la tête.
— J’ai vu Emma…
— Emmanuelle est morte, rappela doucement le chef.
— Et Solange, aussi… Et…
— Qu’est-ce que tu as, Marianne ?
— Je… J’étais shootée la nuit où Emma s’est foutue en l’air, avoua-t-elle enfin. Si je m’étais pas piquée dans la soirée, je l’aurais vue se lever… Je l’aurais empêchée…
— Ce n’est pas de ta faute, Marianne. Tu dormais, t’étais crevée… Tu ne l’aurais pas entendue.
— Si ! J’aurais pu la sauver ! L’empêcher !
— Non, ma belle… Calme-toi.
— Je vaux rien ! Je sais rien faire, je suis rien ! Solange dit que je suis une putain !
— Elle dit ça pour te blesser… Ne l’écoute pas.
— Pourtant, elle a raison ! s’écria Marianne. Et c’est toi qui m’as prostituée ! C’est toi !
Elle le repoussa brutalement, il perdit l’équilibre et tomba sur le cul, juste en face d’elle. Elle sanglotait, ses mains en paravent devant son visage. Il prit ses poignets et les écarta doucement.
— Je suis désolé, Marianne… Je n’ai trouvé que ça pour…
— Pour m’écraser ?
— Personne ne t’écrasera jamais. Ni moi, ni personne… J’avais peur de toi, je crois. Peur que tu fasses du mal à quelqu’un… Je me suis dit que c’était la seule façon pour te garder son mon contrôle. Mais…
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