— Emma ? Qu’est-ce que tu fous là ?
— Marianne…
— Emma ! Qu’est-ce que tu as ? Tu fais un malaise ? Tu ne te sens pas bien ?
Le Fantôme gardait les yeux fermés. Seules ses lèvres tentaient de bouger.
— J’ai… eu… peur… Voulu appeler…
— Mais qu’est-ce qui t’arrive ?
Ses paupières se levèrent enfin, un quart de seconde. Découvrant un regard terrorisé. Sa main droite se hissa lentement jusqu’au visage de Marianne, effleura sa joue avant de retomber lourdement sur sa poitrine décharnée.
— T’en fais pas ! assura Marianne. Je vais appeler, le toubib va venir… OK ?
Mais le Fantôme ne réagissait plus. Comme endormi. Marianne la secoua violemment.
— Emma ? Tu m’entends ? Emma ?
Elle la rudoya encore. Puis reposa sa tête par terre. Elle vérifia son pouls, rassurée de sentir son cœur battre. Elle consulta l’heure sur son nouveau réveil puis se précipita jusqu’au lavabo pour remplir un verre d’eau dont elle aspergea le visage de sa co-détenue.
— Allez, merde ! Réveille-toi !
Elle remarqua alors les plaquettes de médicaments alignées sur la table. Toutes vides.
— C’est pas vrai ! Emma !
Elle la mit debout à la force des bras, la plaqua contre le mur. Il fallait la réveiller, la ramener. L’obliger à vivre. Elle la gifla, la secoua de nouveau. Garda le corps inanimé dans ses bras.
— Putain ! T’as pas fait ça ? gémit-elle avec des sanglots dans la voix.
Elle la reposa par terre, se rua vers la porte et commença à boxer le métal blindé.
— À l’aide ! Surveillante !
Chaque minute comptait. Marianne continua à s’époumoner, à s’user les poings contre la porte. Elle tapait même avec sa main cassée. Tapait de toutes ses forces. Appelait de toutes ses forces. Depuis déjà dix minutes.
— Surveillante. À l’aide !
Et brusquement, son cri trouva un écho. Derrière chaque porte, une détenue se mit à frapper. Les coups résonnaient maintenant dans tout l’étage. Étrange concert de percussions qui devait s’entendre jusque dehors, jusque dans le monde civilisé.
Dans la 119, Marianne continuait à se briser les cordes vocales.
— Surveillante. À l’aide ! Suicide ! SUICIDE !
Au bout d’un quart d’heure, sa voix se fêla. Puis se tarit progressivement comme un cours d’eau au milieu du désert. Elle se mit à pleurer. Elle cognait encore. Essayait de hurler.
Vingt minutes.
— Surveillante. À l’aide ! Suicide !
Elle suppliait Emmanuelle du regard. Tiens bon ! Implorait sa pire ennemie, aussi.
— Solange ! Au secours ! Ouvre cette porte, je t’en prie !
Mais seules les autres détenues lui répondaient. Un mot s’élevait dans la nuit, relayé par des dizaines de voix puissantes.
Suicide .
Trente minutes.
Dans la 119, ce n’était plus qu’un murmure. À l’aide ! Marianne s’effondra soudain à genoux, colla son oreille sur la poitrine d’Emmanuelle. Plus rien.
— Non !
Avec ses dernières forces, elle serra le cadavre dans ses bras. Le couvrant de larmes, continuant à prier avec un filet de voix écorché.
— Non ! Emma, non !
Les coups cessèrent contre les portes. Cellule après cellule. Elles avaient compris. Trop tard. Inutile. Le silence s’empara de l’étage. Comme si la veillée commençait.
Marianne tenait toujours son Fantôme contre elle. Incapable de le laisser partir seul vers l’inconnu.
4 h 40 . La trappe s’ouvrit enfin.
— Je vais chercher le médecin et le gradé, annonça la Marquise d’un ton glacial.
5 h 00 . Le médecin et un gradé du quartier hommes entrèrent dans la 119. Le toubib constata le décès d’Emmanuelle Aubergé. Ils voulurent ensuite s’emparer du corps défunt. Mais il leur fallut d’abord l’arracher à une étreinte puissante, désespérée. Une jeune femme aphone, en pleurs, refusait de lâcher son amie.
Fantôme, désormais.
Ils la repoussèrent brutalement, chargèrent la morte sur un brancard de fortune. Sans même lui couvrir le visage. Abandonnant Marianne à même le sol. De toute façon, elle ne pouvait plus bouger. Elle ne pouvait même plus crier.
La voix cassée sur des écueils d’indifférence.
Lundi 20 juin — Cellule 119 — 07 h 00
Réfugiée sous la fenêtre, près du lit, les jambes et la tête sur le côté, Marianne ressemblait à une poupée de chiffon malmenée par une enfant sadique. Seuls ses yeux noirs et brillants lui conféraient l’air d’être encore en vie. Daniel s’agenouilla devant elle.
— Ils m’ont appelé chez moi… Pour madame Aubergé.
Marianne fixait le sol. Il remarqua le sang séché sur ses mains. Remarqua qu’elle tremblait de froid. Ou de manque. Il arracha la couverture du lit et la déposa sur ses épaules nues. Elle portait encore sa tenue de nuit. Un petit débardeur à fines bretelles, un pantalon court en jersey.
— Marianne… Parle-moi… Regarde-moi…
Les yeux noirs se tournèrent lentement jusqu’à trouver les siens. Elle ouvrit la bouche, bougea les lèvres. Mais aucun son ne sortit. Juste quelques larmes oubliées pendant la nuit. Il l’attira contre lui, elle passa ses bras autour de son cou. Essaya encore. C’était à peine audible. Il approcha son oreille de sa bouche, pour pouvoir entendre. Elle lui expliquait qu’elle avait appelé. Longtemps. De quatre heures à quatre heures et demie. Qu’à la fin, elle avait perdu, qu’elle n’arrivait plus à crier. Qu’elle n’avait rien pu faire pour la sauver. Il la serra si fort qu’elle cessa de respirer.
— Emma… Elle était vivante quand je l’ai trouvée… Elle a même dit mon nom…
Il embrassa son front, ses cheveux.
— Ça va aller, Marianne… Ça va aller, je te le promets… Tu n’as rien à te reprocher…
Elle fondit en larmes sur sa poitrine. Sa détresse ressemblait au bruit furtif d’un filet d’eau sur une terre aride. Il lui proposa de la conduire à l’infirmerie. Elle refusa d’un mouvement de tête. Se blottit à nouveau dans ses bras, le seul endroit où elle trouvait un soupçon de réconfort.
— Pourquoi elle n’a rien fait ? chuchota la voix brisée. Pourquoi elle n’est pas venue ?
— Elle… Elle m’assure n’avoir rien entendu.
Marianne se dégagea brutalement, secouant la tête en signe de protestation. Il lut sur ses lèvres. Faux ! Elle ment ! Ses yeux s’étaient emplis de rage. D’incompréhension.
— C’est trop tard, Marianne. Il faut que tu te reposes, maintenant… Que tu dormes…
Il la traîna jusqu’au lit. Elle s’y recroquevilla en chien de fusil, il étala la couverture sur son corps frigorifié.
*
Bureau du gradé — 07 h 30
Daniel alluma une cigarette et balança le briquet au milieu de son bureau. Solange face à lui, debout. Justine, adossée au mur, près de la fenêtre. La confrontation pouvait commencer.
— Raconte-moi ce qui s’est passé cette nuit ! exigea-t-il.
— Je vous l’ai déjà expliqué ! souffla Pariotti avec indolence. Je me suis levée pour faire ma ronde et, en ouvrant la trappe de la 119, j’ai vu Gréville par terre à côté de la victime. Je suis allée chercher le gradé et le médecin de garde et…
— Marianne a appelé pendant plus d’une demi-heure ! Madame Aubergé était encore vivante quand elle l’a trouvée, à quatre heures…
— J’ai pas entendu, je dormais. Cette fille ment comme elle respire ! Elle n’a peut-être pas crié. Elle a certainement laissé crever sa copine.
Justine s’embrasa soudain comme une vapeur d’essence.
— Marianne ne ment pas ! Les filles l’ont toutes entendue appeler au secours ! Et elles aussi, ont tapé contre les portes ! Ça a dû faire un sacré vacarme ! Et toi, t’as rien entendu ?!
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