— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’en sais rien ! Elle est sortie pour la promenade et puis finalement elle est pas descendue, elle est revenue en cellule et là… Elle s’est mise à cogner contre le mur !
— OK… Filez-moi vos lacets de chaussure !
Il lui lia les poignets dans le dos, la releva et essaya de l’emmener. Mais elle se débattait tellement qu’il ne put quitter la cellule. Il aurait fallu la traîner par terre, il préféra trouver une autre solution. Il abandonna Marianne, se mit à la fenêtre.
— Justine ! Monte en 119, vite !
Marianne se contorsionnait, le visage en sang. Une bête enragée. Emmanuelle voulut s’approcher, Daniel l’en empêcha.
— Restez à distance, ordonna-t-il. Elle est dangereuse…
Justine arriva, complètement essoufflée et posa des yeux effrayés sur Marianne.
— Elle pète un câble ! expliqua Daniel. Aide-moi à l’emmener à l’infirmerie !
Ils la saisirent chacun par un bras, la décollèrent du sol. Mais même à deux, ils ne purent lui faire quitter la pièce. Elle était tellement possédée qu’elle risquait de leur échapper ou de se blesser.
— Je vais chercher le toubib ! décida Justine. Tâche de la tenir, en attendant…
Marianne s’agitait toujours, poussant des cris atroces. Daniel parvint à la coucher sur le ventre, ses cent kilos suffisant à peine à l’empêcher de bouger. Justine revint enfin avec le médecin chef. Le fameux docteur Toqué.
— Qu’est-ce qui se passe avec elle ?
— Aucune idée ! répondit Daniel. J’arrive pas à la calmer !
Les deux hommes portèrent la tornade jusqu’au lit, lui attachèrent les chevilles aux montants en bois avec des liens de fortune. C’était ça ou prendre des coups. Toqué testa d’abord la manière douce.
— Qu’est-ce qui vous arrive, Marianne ?
Pour toute réponse, elle poussa un hurlement bestial. Autant poser les questions à un sourd. Il attrapa le menton de Marianne dans sa main pour l’empêcher de gesticuler. Il crut qu’elle allait casser le lit à force de tirer sur ses entraves.
— Bon, je vais lui faire une piqûre de Valium… Ça devrait la tranquilliser suffisamment pour que je puisse l’ausculter.
Dix minutes après, Marianne rendait enfin les armes. Elle se contentait de gémir, les yeux grands ouverts. Le brancard arriva, porté par deux infirmiers.
*
L’impression de marcher sur du coton, le même que celui dans sa boîte crânienne. Marianne avançait lentement, une main contre le mur. Daniel cheminait à ses côtés, furieux qu’ils aient refusé de la garder à l’infirmerie pour la nuit. Ils n’avaient pas assez de lits ! Ils n’avaient rien, de toute façon. Pas assez de personnel, pas assez de lits, pas assez de temps. Marianne s’arrêta.
Il avait envie de la porter pour écourter le supplice mais, à cette heure, ils croiseraient forcément quelqu’un et ça risquait d’être mal vu. Après le coup de la Marquise, il devenait un peu paranoïaque.
— Allez, courage ! dit-il en la soutenant.
Elle se remit en marche. Elle s’en tirait à bon compte. À la main gauche, un doigt fracturé et immobilisé par une magnifique attelle. À la droite, un bandage pour dissimuler les chairs explosées par les impacts. Au front, deux points de suture.
Une cicatrice supplémentaire. Une de plus à son étonnante collection.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? Si tu crois que tu vas réussir à casser les murs pour t’évader !
Son humour fit un bide magnifique. Elle ne répondit pas, se concentra sur ses pas. Enfin, ils arrivèrent en bas de l’escalier. Marianne le considéra comme si elle se trouvait au pied des Grandes Jorasses. Elle chuta dès la troisième marche, le chef la rattrapa in extremis. Elle se sentit décoller du sol. L’escalier était si facile à monter, soudain.
Quand il arriva devant la 119, il s’aperçut qu’elle s’était endormie dans ses bras. Il parvint à ouvrir sans la réveiller, la déposa sur son lit et remonta la couverture.
— Alors ? s’inquiéta Emmanuelle.
— Chut ! Elle dort, essayez de ne pas la réveiller…
— Qu’est-ce qu’elle a eu ? chuchota-t-elle.
— J’en sais rien… Bon, elle devrait dormir jusqu’à demain matin, ils lui ont filé une dose de cheval. Si jamais ça va pas, appelez-nous, OK ? C’est Justine, cette nuit.
— D’accord, monsieur. J’espère qu’elle ne va pas se réveiller pour me sauter dessus…
— Si elle en avait eu après vous tout à l’heure, vous seriez déjà morte… Je ne crois pas que vous soyez en danger.
Alors qu’il refermait la porte, Marianne ouvrit les yeux sur le visage terrifié de son Fantôme.
— Monsieur ! appela Emmanuelle. Elle est réveillée !
Daniel fit demi-tour. Marianne lui tendit sa main droite enflée et noircie d’ecchymoses. Il la prit délicatement dans la sienne.
— Me laisse pas, implora-t-elle.
— Tu veux qu’on parle, tous les deux ?
Elle hocha la tête.
— Je reviens…
Il se tourna vers Emmanuelle.
— Venez avec moi, madame…
Il l’escorta jusqu’au bureau des surveillantes.
— Justine, tu pourrais offrir un thé à madame Aubergé ? Marianne veut me parler.
— Sans problème, répondit la surveillante en souriant. Asseyez-vous, Emmanuelle.
Daniel repartit en direction de la 119. Marianne n’avait pas bougé. Il s’installa près du lit sur la seule chaise encore valide.
— Je t’ai fait peur, pas vrai ? devina Marianne avec un air triste.
— Ouais… Qu’est-ce qui t’arrive, ma belle ?
Elle se concentra sur le sommier du dessus. Elle n’avait même pas le droit de confier ce qui la rongeait de l’intérieur. Son rêve brisé. Elle se mit soudain à pleurer, à gros sanglots.
— Ne pleure pas, Marianne, je t’en prie !
— Je vais passer ma vie ici, tu comprends ?
Tant de panique dans sa voix. Il ne savait pas quoi lui répondre. Oui, tu vas passer ta vie ici. Restait le mensonge, pour la rassurer.
— Peut-être pas, Marianne…
— Si ! gémit-elle. Je vais vieillir ici, tu te rends compte ?
— On vieillira ensemble, alors ! Mais j’ai un peu d’avance ! Je serai vieux bien avant toi !
Elle recommença à pleurer, il la serra dans ses bras.
— Pleure si ça te fait du bien, murmura-t-il.
Un flot saccadé et salé, de longues minutes. Encore une chemise trempée par les larmes de Marianne. Justine allait s’en apercevoir. Comprendre qu’il l’avait tenue contre lui. Tant pis.
De toute façon, il était prêt à risquer n’importe quoi pour un moment d’intimité avec elle.
Dimanche 19 juin — 11 h 00 — Cour de promenade
La Marquise exhibait une nouvelle coiffure. Très réussie, comme toujours. De toute façon, tout lui allait bien, elle avait le mauvais goût d’être toujours à son avantage. Marianne, assise près de VM, la guignait avec amertume.
— T’as pas l’air dans ton assiette…
Marianne sursauta. Bien pire que ça ! Depuis que le flic lui avait posé un lapin, elle avait perdu la foi. Il ne reviendrait pas, toute cette histoire n’avait été qu’une chimère. Un instant, elle avait repris espoir, planifié sa vie future. Goûté à la liberté imaginaire. La chute n’en était que plus brutale. Saut en parachute. Sans parachute.
Non, il ne reviendra pas. C’est de ma faute. Si seulement j’avais dit oui ! Je serais dehors, à présent. Maintenant, c’est fini. Foutu. Je vais passer ma vie derrière ces barreaux. Ma faute, oui.
— J’ai plus d’espoir…
VM roula une cigarette avec une étonnante dextérité.
— Faut toujours garder espoir, Marianne. Ne jamais baisser les bras.
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