— Tu pourras retourner en promenade, Emma… Tu n’as plus rien à craindre, maintenant.
Lundi 13 juin — minuit — cellule 119
Marianne se laissait bercer par la respiration régulière de son Fantôme enseveli sous une coulée de barbituriques. Son cher Fantôme qui n’était même pas descendu en promenade, aujourd’hui. Qui avait passé le plus clair de son temps à dormir. Marianne en avait été déçue. Elle aurait espéré voir Emmanuelle profiter du soleil maintenant qu’elle s’était chargée d’éliminer les ombres.
Mais elle non plus, n’était pas sortie. Inutile d’exhiber les traces du crime qui s’étalaient de façon impudique sur son visage. Elle avait accompli ses exercices physiques dans la cellule, commencé un nouveau roman. La bibliothèque ne proposant pas d’autre Steinbeck, elle s’était rabattue sur un polar, banale histoire de flics et de voyous. De toute façon, rien n’aurait pu la distraire ou la soulager. Du manque. Qui couvait depuis plusieurs jours.
Qui avait déplié ses tentacules maléfiques durant la nuit. Avant d’exploser comme une bombe à fragmentation au petit matin pour la harceler sans répit depuis. Là, au cœur de la nuit, par terre, jambes repliées, dans une position de défense instinctive, elle tremblait, claquait même des dents. Subissait les assauts pervers et sournois, les douleurs diffuses ou plus aiguës. Mal au crâne, au ventre. Courbatures musculaires. Palpitations, sueurs froides. Rien ne lui était épargné. Putain, mais qu’est-ce qu’il fout le chef ?
Il viendrait, elle n’en doutait pas. Solange était de repos, il avait le champ libre.
Elle rêvait de la neige empoisonnée qui allait enfin apaiser son corps, la sortir du purgatoire.
Elle rêvait aussi de ses mains sur sa peau.
Un convoi de marchandises brisa le silence nocturne avec fracas. Marianne ferma les yeux, tenta de s’évader sur le bruit de la machine qui s’épuisait à tracter des tonnes autant qu’elle s’épuisait à combattre le mal.
Elle fit soudain un bond d’un an en arrière. Se retrouva brusquement dans la cour de promenade…
… Seule, sur le banc. Une semaine qu’elle a pris ses quartiers dans cette nouvelle prison. Des détenues tuent le temps en la reluquant au travers des barreaux de leur cellule ; on se croirait dans un zoo pour humains ! La surveillante, madame Delbec, enchaîne les tours de cour, les mains dans le dos. Elle semble s’ennuyer ferme, elle aussi. Elle est secondée par le gradé, aujourd’hui. Installé sur les marches du bâtiment, il fume une cigarette. Des jours que Marianne n’a pas goûté au délice du tabac. Depuis qu’elle a terminé le paquet qu’il lui a offert au soir de son arrivée. Elle lorgne avec envie les volutes de fumée blanche qui s’évanouissent dans la grisaille. Le manque joue avec ses nerfs comme avec les cordes d’un Stradivarius. Pas de clopes, pas d’héroïne. Pas de soupape. Elle ne va pas tarder à exploser, à devenir cinglée. À tuer quelqu’un. Ou à se pendre.
En centrale, elle pouvait au moins se payer des cigarettes avec son maigre salaire. Elle arrivait même à s’offrir de la dope. S’en procurer n’était pas sorcier. Il suffisait d’allonger le fric. Les prix pratiqués étaient d’ailleurs plus avantageux qu’à l’extérieur. Sans doute la seule denrée moins onéreuse en prison que dehors !
Mais depuis qu’elle est là, elle est seule, elle n’a rien. Pas même à qui parler. La cage vingt-deux heures sur vingt-quatre. À tourner en rond, à se bouffer les doigts jusqu’au sang.
Elle fixe le gradé qui vient d’éteindre sa clope. Elle s’approche. Ce type l’impressionne un peu. Avec son regard bleu radioactif, ses 1,95 m et des poussières. Mais elle n’a pas le choix. Il se lève. Elle aurait préféré qu’il reste assis, ça aurait été plus facile.
— Qu’est-ce que tu veux, de Gréville ?
— On dit Gréville… C’est soit Marianne de Gréville, soit mademoiselle de Gréville, soit Gréville tout court.
— Excuse mon ignorance ! J’ai pas l’habitude des noms à particule…
— Pas grave, tout le monde se plante, de toute façon.
— Alors, qu’est-ce que tu veux, Gréville ?
Elle a toujours détesté quémander. Plus que tout. Elle cherche ses mots, tordant les mains au fond des poches de son jean. Il attend, patient, ça la déstabilise encore plus.
— Je veux une cigarette ! lâche-t-elle enfin avec une pointe d’agressivité.
Il la toise avec étonnement, d’abord. Puis il ricane.
— Tu veux ?! On ne t’a jamais appris la politesse, Gréville ?
Elle hésite un instant.
— S’il vous plaît…
— C’est mieux.
Il lui lance son paquet, elle se sert. Le lui rend, à regret.
— Merci, marmonne-t-elle.
Elle tire sur sa clope avec boulimie. Descend les marches pour s’éloigner. S’arrête, fait demi-tour. Il s’est de nouveau assis, se contente de redresser la tête.
— Monsieur ? J’peux vous parler ?
— Je t’écoute.
— Voilà… Il faudrait que je bosse…
Il prend un air un peu las.
— Je croyais avoir été clair avec toi, non ? Tu es en isolement, tu ne peux pas travailler.
— Je pourrais prendre un boulot en cellule, même si c’est mal payé ! Comme ça je sors pas…
— Hors de question. Tu ne travailleras pas. Ce sont les ordres du directeur. Point final.
— Bordel ! Comment je fais pour les cigarettes, hein ?
— Tu t’en passes.
— J’peux pas ! J’vais devenir cinglée !
Il se relève à nouveau. Joue à lui faire de l’ombre.
— T’es déjà cinglée ! assène-t-il avec un sourire provocant.
Elle le fixe avec colère. Écrase son mégot sur le ciment. Le piétine violemment.
— J’suis pas cinglée ! Et je ne vous autorise pas à me parler comme ça !
— Vraiment ? Je te parle comme je veux ! rétorque-t-il avec ce sourire exaspérant. Vu tes antécédents, je crois qu’on peut te classer parmi les cinglés, non ?
Elle monte une marche, histoire de sembler moins petite. Pour lui montrer qu’il ne lui fait pas peur.
— Je ne suis pas cin-glée , répète-t-elle en articulant chaque syllabe. Et si vous continuez à m’insulter, je vais vous le faire regretter…
Il est surpris. Son sourire s’évapore lentement.
— Gaffe à ce que tu dis, Gréville…
Maintenant, c’est elle qui sourit. C’est un peu crispé, mais ça peut faire illusion.
— Vous ne m’impressionnez pas ! En centrale, ils s’y sont mis à dix et ils n’ont pas réussi…
— Réussi à quoi ?
— À me tuer !
— Dommage ! Mais sache que toi non plus, tu ne m’impressionnes pas ! La promenade est terminée.
— Non, ça fait pas une heure !
— J’en ai marre de perdre mon temps à surveiller une gamine capricieuse ! dit-il en réajustant son sourire.
Elle sent la rage épouser les moindres courbes de son corps. Envie de violence pour oublier. Besoin d’exploser. Le manque, il va se le prendre dans la gueule. Il vient de poser le pied sur une mine anti-personnel mais ne le sait pas encore. Elle n’a pas choisi la cible la plus facile. Mais il faut bien le tester. Voir ce qu’il a dans les tripes.
— Y a longtemps que je suis plus une gamine… Au cas où tu l’ignorerais, j’ai tué. Et je peux recommencer n’importe quand. N’importe où…
— Ça va mal finir, Gréville. Tu vas réussir à m’énerver…
— Vas-y, montre-moi comment tu es quand tu t’énerves, chef !
— Cesse de me tutoyer. Tourne-toi que je te passe les menottes…
— Va te faire foutre !
Elle descend l’escalier à reculons sans le quitter des yeux. Il la suit.
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