— Je cherche une solution, poursuivit-il. Mais pour le moment… J’ai peur qu’elle te tue ou que toi, tu… Marianne, il faut que tu me promettes que tu ne vas rien tenter contre elle, que tu ne vas pas faire encore une grosse connerie !
Elle ne répondit pas. Ce silence lui fit peur.
— Marianne, promets-moi ! Tu ne dois pas la toucher !
— D’accord, je te promets d’essayer… Je crois qu’elle ne se servira pas de ces photos. Elle veut juste te flanquer la trouille pour avoir le champ libre. T’as qu’à faire un test ; la prochaine fois qu’elle s’en prend à moi, tu l’en empêches… Tu verras qu’elle ne fera rien.
— Franchement, j’en suis pas si sûr que toi… Elle est tellement cinglée ! Mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi elle agit comme ça…
Elle le dévisagea avec un étonnement amusé.
— C’est pourtant évident ! Elle ne supporte pas que tu couches avec moi plutôt qu’avec elle, c’est simplissime !
— N’importe quoi ! Solange peut avoir tous les mecs qu’elle veut ! Elle s’en fout d’un type comme moi !
Cette fois, Marianne se mit à rire.
— Mais t’es vraiment miro ! T’as jamais remarqué comment elle te bouffe des yeux ?
— Je ne m’en suis jamais aperçu.
— Et… T’as déjà couché avec elle ?
— Mais ça va pas ou quoi… ! Bien sûr que non ! Cette fille me donne envie de vomir !
— Peut-être… Mais elle est bien roulée, non ?
— Et alors ? Tu crois que ça suffit à…
— J’sais pas, moi ! J’y connais rien aux mecs, c’est toi-même qui l’as dit ! En tout cas, j’en suis sûre, elle est jalouse pour nous deux. Et elle veut nous le faire payer !
— Faudrait que je trouve moi aussi le moyen de la museler ! Que je trouve un truc contre elle pour l’obliger à me rendre les négatifs.
Marianne songea soudain à sa libération prochaine. Bientôt, ces problèmes ne la concerneraient même plus. Pour le moment, elle avait envie d’oublier la Marquise, de profiter de cette nuit, qui serait une des dernières avec lui.
— Arrête de te ronger les sangs ! chuchota-t-elle en passant une main aventureuse sous sa chemise. Elle se lassera de jouer avec moi…
— Je suis inquiet.
— Pour… moi ? susurra-t-elle dans le creux de son oreille.
Il lui avoua que oui, sans un mot. Rien qu’avec les yeux. Ça la toucha plus qu’un discours, comme la plus belle des déclarations. La plus émouvante qu’on lui ait faite. La seule, d’ailleurs.
Dimanche 12 juin — 11 h 20 — Cour de promenade
Elle ne boitait presque plus. La jeune toubib avait accompli des miracles. Bien sûr, Marianne n’avait pas repris le footing ; mieux valait accorder un peu de temps à l’articulation avant de la rudoyer à nouveau. VM n’étant pas descendue, elle se sentait seule. Exilée au pied de l’acacia, elle laissait sa cigarette se consumer, les yeux aimantés par la lumière grise et pénétrante de cette matinée.
Monique se tenait en haut des marches, droite comme un piquet, les bras dans le dos. Aux aguets. Justine réconfortait une arrivante, jeune femme de style hispanique parlant à peine le français. Une mule, venue tout droit d’Amérique du Sud. Pour atterrir ici, dans ce trou. Digestion difficile.
Marianne ferma les yeux et Daniel se présenta sur l’écran noir de ses paupières.
Elle avait longtemps cru qu’on ne pouvait que lire, dans une bibliothèque. Elle avait manqué d’imagination.
Elle avait longtemps cru que son corps était condamné à perpétuité, comme elle. Condamné à n’être qu’un désert stérile balayé par les vents glacés. Elle avait manqué d’espoir.
Monique Delbec donna de la voix. En cage. Déjà.
Marianne se dirigea lentement vers le bâtiment. Elle salua le ciel triste, une dernière fois. Inspira une grande bouffée d’oxygène. Puis grimpa les marches à vitesse réduite. Les grilles, la cohue, la routine. Elle était en queue de cortège, peu pressée de rejoindre son clapier. Justine fermait la marche.
Subitement, du bruit, des cris, loin devant… Encore une baston, à l’autre bout. La rumeur, comme une vague, lui colporta le flux des nouvelles.
Quatre filles s’affrontaient, c’était violent. Ça allait saigner. Justine partit en courant rejoindre Monique, en difficulté à l’avant. La routine, encore.
Marianne vérifia autour d’elle ; aucune hyène à proximité, ce n’était pas un traquenard. Le cortège avait ralenti, les filles piaffaient d’impatience. Elle s’isola dans un recoin, s’offrit une cigarette. Des cris, encore. Désordre total. Pourvu que Justine ne se prenne pas un pain au passage. Le reste, je m’en fiche. La foule n’avançait plus.
Marianne, adossée au mur aveugle, rêvassait encore au bleu incroyable de ses yeux. Il fallait qu’elle se désintoxique rapidement de cette nouvelle addiction. Car bientôt… Non, autant que j’en profite à fond, car bientôt…
— T’as du feu ?
Elle leva les yeux, tomba sur ceux de la Hyène. Deux tisons qui s’enfonçaient dans les siens, jusqu’à lui perforer le cerveau. Elle mit une seconde à réaliser qu’elle était encerclée. C’était donc maintenant. Parce que VM n’était pas là. Daniel non plus. Parce que son genou n’était pas encore guéri.
Maintenant, moment idéal pour l’adversaire. Elle se décolla lentement du mur, jeta sa clope.
— C’est un beau jour pour mourir, Marianne… J’espère que t’as fait tes prières.
— Je ne connais aucune prière. Aucun dieu, non plus.
Un étrange ballet commença. Elles se fixaient, guettaient jusqu’au moindre souffle de l’adversaire. Dans un silence presque irréel. Marianne n’attaquerait pas en premier, comme toujours. Mais allait-elle réussir à frapper, de toute façon ? Car Marianne avait un sérieux handicap, aujourd’hui ; pas envie de se battre. De blesser ou pire, de tuer. Elle tenta de se motiver tandis que l’ennemie calculait son assaut. Je ne peux pas mourir. La liberté m’attend, la vie m’attend. Je ne peux pas les décevoir. Giovanna usa de la même tactique que la semaine d’avant. Un coup dans la rotule. Marianne plia, une fois encore. Tomba à genoux, vit arriver la droite en pleine tête avant d’éprouver la dureté froide du sol sous sa joue. Les coups de pied dans les tripes, les jambes.
Marianne, si tu meurs, tu ne sauras jamais. Si tu avais ta chance, si tu as bien fait d’accepter. Tu auras tenu jusqu’ici pour rien. Alors pourquoi avait-elle tant de mal ? Non, pas envie de se battre. Ni même de se défendre.
— T’es déjà par terre, Gréville ? Allez, lève-toi !
Marianne se mit à quatre pattes, puis se redressa. Encore le goût du sang, dans sa bouche. Elle s’essuya les lèvres d’un revers de main.
C’était bien ce goût qui l’écœurait. Tuer, encore. Une fatalité, une damnation éternelle. Tuer. Où est passée ta rage, Marianne ? Ta haine ? Elles ont peut-être fondu. Diluées dans le bleu intense.
Nouveau choc en pleine figure. Elle vacilla, mais resta debout. Un autre, encore. Et Marianne, toujours droite sur ses jambes. Qui encaissait, sans réagir.
Bats-toi, Marianne ! La laisse pas te tuer ! Je veux être libre, je veux aller au bout de mon rêve.
À la troisième offensive, elle arrêta le poing de l’adversaire, saisit le poignet robuste entre ses mains. Le brisa net. Le cri strident de l’ennemie lui écorcha les tympans. Résonna dans sa boîte crânienne. Giovanna s’écroula à son tour, recula à même le sol.
— Debout ! ordonna Marianne.
Retrouve la haine ! Si ce n’est pas pour toi, ce sera pour Emma ! La Hyène se releva. Elle, elle avait de la rage à revendre. Le cœur débordant de haine. Elle utilisa son bras gauche pour frapper. Marianne esquiva. Froide comme la mort, soudain. Mais décidée. Non, tu ne me priveras pas de ma liberté. Celle que j’ai tant attendue. Tu ne tueras pas Emma. Ton règne touche à sa fin.
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