Il ne devait rien laisser paraître. Il ne fallait pas que Marianne soit au courant. Sinon, elle deviendrait capable du pire. Il réajusta donc son air charmeur, réactiva son côté machiste.
— Vraiment ?
Marianne se tordait de rire, VM continua son petit jeu.
— Oui, vraiment ! Faut bien qu’on fasse marcher notre imagination, chef !
— Si vous aviez une photo de vous en maillot de bain, ça nous aiderait ! renchérit Marianne entre deux éclats de rire.
Le visage du chef vira au livide. Photo . Décidément, elle ne l’aidait pas.
— Je ne me baigne jamais !
— Tant pis ! soupira VM. Mais ça vous arrive de virer l’uniforme, quand même ?
Il s’accroupit en face des deux filles et arma son sourire comme un 38.
— Assez souvent, à vrai dire… Mais jamais devant les détenues.
— Dommage ! Ça nous ferait un peu d’animation.
— Désolé de vous frustrer, madame Maubrais… Adressez donc une pétition au directeur ! Il m’autorisera peut-être à vous faire un strip pour le soir de Noël !
— Excellente idée, chef !
Il reprit son sérieux.
— Je voulais vous remercier, justement…
— Me remercier ? s’étonna VM. Mais de quoi ?
— D’avoir sauvé notre petite Gréville…
Marianne leva les yeux au ciel. Elle détestait qu’on l’appelle ainsi. Comme une gamine sans défense. Je suis une tueuse, merde !
— C’est normal d’aider ses amis, non ? répondit VM.
— Oui. Mais c’est si rare, ici…
Il se releva et s’adressa à Marianne.
— Le médecin veut te voir cet après-midi. Je crois qu’il veut te remettre le genou en place… C’est Justine qui t’emmènera.
— Putain ! grommela Marianne. Ils vont m’achever ces incapables ! S’ils me bousillent le genou, je porte plainte contre la Pénitentiaire !
— Tu ferais mieux de porter plainte contre Giovanna…
— Très drôle !
— Elle t’a encore cherchée ?
— Tant que VM est près de moi, j’ai rien à craindre ! Elle fait dans son froc !
— Je peux vous la confier, à ce que je vois…
— Arrête ton numéro ! s’emporta Marianne. J’ai pas besoin d’un garde du corps !
Il la foudroya de ses yeux bleus.
— Depuis quand tu me tutoies ?
Elle se liquéfia sur place.
— Excusez-moi, chef ! Ça m’a échappé…
— Eh bien que ça ne t’échappe plus, Gréville !
— C’est bon ! maugréa-t-elle.
Il s’éloigna et elles le suivirent du regard.
— C’est lui qui t’a frappée, la dernière fois ? demanda VM. Lui tout seul, je veux dire ?
Marianne hésita. Inutile de mentir. Pas à elle.
— Ouais. Je lui ai mis un coup de pied dans les couilles ! L’a pas aimé !
— En général, les mecs aiment pas trop ça ! rigola VM. T’as dû déguster, il doit avoir une sacrée allonge !
— Ouais ! Mais je me suis pas trop défendue, en fait… Ça l’aurait encore plus énervé. Et je préférais ça à quarante-cinq jours de mitard.
— En tout cas, ça semble s’être arrangé entre vous ! Il a l’air de se faire du souci pour toi…
— J’t’ai dit qu’il est réglo… C’est pas un pourri. On peut compter sur lui si on a un problème… Faut juste éviter de le contrarier.
VM la dévisageait bizarrement. Soupçonnait-elle quelque chose ? Marianne ferma les paupières sous les assauts du soleil. Elle se repassait les images de leur dernière nuit, dans la bibliothèque. Alanguie dans ses bras, jusqu’à l’heure de la ronde. Jusqu’à trois heures du matin. Il allait lui manquer. Il manquerait à sa peau, à sa bouche, à ses yeux. À tout son corps.
Mais le manque, elle en avait l’habitude.
Vendredi 10 juin — 13 h 00 — Cellule 119
Marianne, à défaut de ciel, contemplait le plafond. Prostrée sous la fenêtre, une cigarette dans la main, l’esprit au loin. Emmanuelle dormait, comme souvent. Elle avait ingurgité une dose impressionnante de tranquillisants pendant le déjeuner, elle n’avait d’ailleurs rien mangé d’autre.
Marianne venait de terminer À l’est d’Éden , presque aussi fabuleux que Des souris … Dehors, quand elle aurait trouvé une planque sûre, elle s’achèterait toute la collection des œuvres de ce génie. Plus l’ Église Verte , bien sûr. Paupières closes, elle imagina. Dehors…
Elle voyait déjà… Les champs de blé, les bois de feuillus rougissant des assauts de l’automne ; les lacs scintillants, les sommets enneigés ; les plages, les rochers, les pins maritimes… Les autoroutes, les petits chemins vicinaux. Les gares, leurs quais, le profil racé du TGV. Elle sentait l’odeur du café, de l’herbe humide, de la terre gorgée de pluie. Elle entendait le chant des oiseaux, le bruit d’une rivière, des vagues, le rire des gens. Et la musique, aussi.
Elle rouvrit les yeux. Daniel les lui avait promis pour aujourd’hui. Le baladeur et les trois disques. Le chef avait été surpris par la sélection qu’elle avait griffonnée sur un morceau de papier. T’écoutes du classique, toi ? Ben non, en fait. Mais elle avait désormais envie de découvrir ce qu’elle ne connaissait pas. Elle avait commandé un disque de classique regroupant plusieurs compositeurs, pour être sûre de ne pas se tromper ; un album de Jay Kay, en souvenir de Thomas… Et, pour finir, un best of de Nirvana. Cette nuit, elle pourrait se saouler de musique, se griser de sons. Écouter les infos à la radio, les nouveautés musicales. Elle serait ainsi un peu au courant avant d’affronter le monde extérieur. Elle ne serait pas complètement larguée, obsolète à vingt et un ans ! Elle se mit à sourire. Elle entendait déjà…
La clef dans la serrure. Elle sursauta.
La Marquise. L’après-midi était foutu. Elle resta assise, la gardienne s’avança, armée de haine jusqu’aux dents.
— Alors, de Gréville ? Tu rêvassais ?
— Maintenant, je cauchemarde…
— Debout !
Marianne s’aida du mur pour se remettre sur ses jambes.
— Fouille de cellule. Vide tes casiers.
Emmanuelle émergea de son coma.
— Vous, vous pouvez continuer à roupiller ! balança la Marquise d’un air dédaigneux.
— Ah ouais ? C’est juste pour moi, alors ? s’indigna Marianne.
— On peut rien te cacher, de Gréville ! Alors, tu vides tes casiers ou je le fais moi-même ?
Marianne refusa d’obtempérer. Pariotti, les yeux débordants de lave, l’empoigna avec force et lui attacha les poignets au montant du lit. Elle se laissa enchaîner sans protester. Pas le moment de se prendre des jours de mitard ! Solange ouvrit alors les casiers et éparpilla les affaires par terre.
En voyant son ennemie piétiner ses vêtements, Marianne perdit son sang-froid.
— T’as pas le droit ! hurla-t-elle.
Solange, continuant sa besogne, dénicha quelques barres de céréales.
— Ça sort d’où, ça ? C’est pas en vente dans le catalogue, non ? Confisqué !
Les friandises disparurent au fond de ses poches.
— Salope !
Marianne reçut une gifle retentissante, le Fantôme poussa un cri strident.
— Toi, tu la fermes ! intima la gardienne. Sinon, tu vas t’en prendre aussi, OK ?
— Mais vous n’avez pas le droit de la frapper ! s’insurgea Emmanuelle.
— Tais-toi, conseilla Marianne. C’est pas grave…
Solange souleva ensuite le matelas, enleva les draps, les jeta à même le sol. Inspecta le dessous du lit. Puis elle s’intéressa au vieux réveil, tenta de le démonter. Marianne comprit qu’elle cherchait la drogue. On aurait dit un labrador des stups. Hystérique, la bave aux babines, le flair en alerte. Elle s’acharnait sur le réveil et, comme elle n’arrivait pas à l’ouvrir, elle le flanqua par terre où il s’explosa avec un étrange bruit de mécanique déglinguée. Marianne se mordit la langue. La Marquise s’approcha à nouveau.
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