Elle interrogea son fidèle réveil à la lueur du néon du lavabo. Emmanuelle ne voulait pas s’endormir dans le noir, elle avait trop la frousse. Elle commençait à peine sa détention… Dans quelques mois, elle n’aurait plus peur de rien. Ou elle aurait peur de son ombre. À condition de tenir jusque-là…
Marianne se leva et faillit tomber tant la douleur lui souleva le cœur. En tout cas, sûr qu’elle ne pourrait pas se mettre à genoux ce soir ! Cette idée saugrenue lui arracha un sourire tandis qu’elle claudiquait jusqu’aux toilettes. Pour une fois, elle fut presque contente de vivre dans un cagibi plutôt que dans un deux cents mètres carrés ! Elle ne portait qu’une chemise un peu longue, ne supportant même plus un pantalon. Sa jambe avait tellement enflé qu’elle passait difficilement dans le jean.
Elle s’aspergea le visage. Chaleur étouffante, ce soir. Elle but quelques gorgées, mit un coup de peigne dans sa chevelure rebelle. Aussi noire que les plumes d’un corbeau. Elle évita le miroir. Défaite cuisante, aujourd’hui. La pire de toutes, peut-être. Mais, bientôt, tout cela ne serait que du passé. Bientôt, tu seras libre. Elle réalisa que c’était peut-être le dernier rendez-vous nocturne avec le chef. Elle n’avait pas encore la date de son prochain parloir, mais les bons arrivaient souvent la veille, si ce n’était le jour même. Elle aurait peut-être l’heureuse surprise demain. À cette idée, son cœur palpita violemment. Bientôt, Marianne… Elle retourna s’asseoir. Attendre. Elle ne faisait que ça depuis des années. Le 23 h 16 se profila au loin.
Elle ferma les yeux pour l’accueillir, tandis que le bruit de la machine grandissait, jusqu’à déchirer la nuit. Jusqu’à l’emmener vers cette liberté qui avait désormais un goût de réalité. Un goût de futur proche. Bientôt, elle serait dans le train. Elle avait toujours pris la fuite par le train. Son plus sûr refuge. Le meilleur des alliés.
Cliquetis de trousseau derrière la porte. Une ombre immense se faufila dans la cellule, Marianne boitilla lentement vers elle. Daniel déposa quelque chose dans le premier casier, lui fit un signe de la tête.
Ils s’exilèrent dans le couloir, éclairé seulement par les veilleuses de secours. Marianne s’appuya contre la barrière de la coursive.
— Je t’ai mis la cartouche et les doses, chuchota le chef.
— Merci… Où on va ?
— Nulle part. Tu retournes te coucher.
Peu pressée de réintégrer son placard, elle fronça les sourcils.
— Tu as rempli ta part du contrat, je veux remplir la mienne ! indiqua-t-elle tout bas.
Elle devina qu’il souriait.
— Arrête de parler comme une femme d’affaires ! Ce soir, je ne te demande rien… Tu tiens même pas debout !
— Rien à foutre. Hors de question que ce soit cadeau.
— Et alors ? dit-il en soupirant. Qu’est-ce que je fais… ? Je reprends mes clopes, c’est ça ?
— Non. Tu les laisses là où elles sont et tu me dis où on peut aller.
— OK, suis-moi. Si t’arrives à marcher…
— Avance, t’inquiète pas pour moi.
Il la prit par le bras et ils s’aventurèrent dans l’obscurité. Ils passèrent discrètement devant le bureau des surveillantes.
— Elle dort, l’autre cinglée ? s’inquiéta Marianne.
— Ouais. J’ai vérifié avant de venir… Chut !
Ils continuèrent leur chemin, dépassèrent les escaliers qui descendaient aux oubliettes. Daniel la tenait toujours.
— T’as peur que je tombe, ou quoi ? Ou t’as peur que je me sauve, peut-être ! Où on va ?
— Tu vas la fermer, oui ou non ?! Qu’est-ce que t’es chiante !
— Ouais, mais tu m’aimes bien, pas vrai ?
Il ne répondit pas, ouvrit une grille. Marianne ne s’était jamais rendue dans ce coin de l’étage. Ils arrivèrent enfin devant une porte dont le chef mit un moment à trouver la clef. Une fois entrés, il referma discrètement. Il faisait sombre mais Marianne devina un endroit assez vaste. Daniel tâtonna quelques instants, s’embroncha dans quelque chose et tomba. Il râla un peu, Marianne rigola. Enfin, la lumière s’alluma. Celle d’une lampe de bureau verte. Marianne découvrit alors la bibliothèque. Un endroit où elle n’avait jamais pu mettre les pieds. Elle contempla avec un sourire béat les rayonnages de livres endormis, les tables en bois.
— Ouah !
— Je savais que ça te plairait, ma belle !
Marianne laissa sa main glisser sur les bouquins. Pas assez de clarté pour discerner les titres. Mais peu importait. Contact si agréable, odeur si envoûtante. Elle s’attarda sur un livre à la reliure verte. Elle s’approcha de la lampe. Daniel la regardait, tout en fumant sa cigarette. Elle caressait le roman comme un objet précieux. Fragile.
— C’est quoi, ce bouquin ? demanda-t-il.
— C’est… Un souvenir…
— L’Église Verte , Hervé Bazin… Tu l’as lu ?
— Au moins dix fois… Il me rappelle des choses… Il me rappelle quelqu’un.
— Ton petit ami ?
— Non. Une fille dans un train… Une fille que j’aurais dû aider… C’était bien avant que je me fasse arrêter par les flics… Mais finalement, j’ai fini par l’aider… de longues années après.
— Je ne comprends rien ! reconnut Daniel.
— C’est pas grave !
Elle posa l’ouvrage sur la table en chêne, un peu gênée. Attendant les ordres. Il la prit dans ses bras pour lui faire comprendre qu’il ne serait pas égoïste, ce soir. Elle lui sourit, rassurée. Passa ses bras autour de sa taille, l’embrassa. C’était peut-être la dernière fois. Elle commença à déboutonner sa chemise.
— C’est bien ce que tu as fait, ce matin, dit-il.
— T’es vraiment têtu, ma parole ! Je t’ai déjà expliqué…
— J’aimerais savoir ce qui s’est réellement passé dans le couloir…
Il embrassa doucement son cou, elle ferma les yeux, engourdie par un plaisir toujours plus fort. Chaque fois plus fort.
— J’ai vu un attroupement en haut de l’escalier. Je suis montée aussi vite que j’ai pu et j’ai dit à Giovanna de lâcher Emma…
Il continuait ses approches, elle avait de plus en plus de mal à parler. Elle le repoussa un peu, il parvint à maîtriser ses mains quelques instants.
— T’as pas une clope ? demanda-t-elle.
Il en alluma deux à la suite et s’assit à côté d’elle, une main posée sur sa jambe.
— Ensuite ?
— J’en ai pris plein la tronche. Elle a sauté à pieds joints sur mon genou… J’ai rien pu faire… Je serais morte si… Si VM n’était pas intervenue… Juste au moment où l’autre allait m’achever… Elle l’a décollée du sol, t’aurais vu ça ! D’une seule main ! Et puis elle l’a balancée contre le mur… Ensuite, t’es arrivé… Voilà.
— Je savais pas que VM était venue à ta rescousse…
— C’est une fille bien.
— Je sais pas si on peut dire ça !
— Pas pire que moi, en tout cas !
— Elle a tué de sang-froid une demi-douzaine de personnes…
— Elle a tué pour défendre une cause, pour défendre ses idées… On peut le lui reprocher, bien sûr… Mais elle a tué pour quelque chose… Quelque chose en quoi elle croyait. Et ce matin, c’est moi qu’elle a défendue.
— C’est vrai. Et toi, tu n’as pas hésité à risquer ta vie pour défendre Emmanuelle. Dire que tu voulais la tuer il y a seulement quelques semaines !
— Y a des moments où ça me démange encore ! Pas facile de vivre l’une sur l’autre…
— Dans les autres cellules, les filles sont trois… Alors, ne te plains pas ! N’empêche que c’est bien ce que tu as fait.
— Tu radotes, chef ! fit-elle avec un sourire embarrassé.
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