— Le gradé m’a demandé si je voulais témoigner contre Giovanna, raconta soudain Emmanuelle. Ils n’ont rien vu alors… Mais j’ai trop la trouille… Déjà qu’elle me déteste, alors que je lui ai rien fait… Si je parle… Et toi ?
— Moi, il ne m’a même pas posé la question ! J’aimerais que tu n’ébruites pas ce qui s’est passé ce matin, ajouta Marianne. Que je suis venue à ton secours…
— Pourquoi ? Au contraire, je trouve que…
— Écoute, ici, c’est une mentalité un peu particulière… Prendre la défense d’une détenue, ce n’est pas vraiment bien vu.
— Surtout une détenue telle que moi, hein ? Une tueuse d’enfants ! précisa Emmanuelle d’une voix tremblante.
Marianne ne répondit pas. Inutile de la faire souffrir davantage.
— Je te demande juste de ne pas raconter à tout le monde que je suis venue t’aider…
— Je ne parle à personne d’autre qu’à toi ! rétorqua sèchement Emmanuelle. Tout le monde m’évite. À qui veux-tu que j’aille le raconter ? De toute façon, Giovanna s’en chargera à ma place !
Elle avait raison. Marianne soupira face à l’évidence. Sa réputation avait vraiment du plomb dans l’aile ! La fin de son séjour s’annonçait difficile. Emmanuelle faisait machinalement le tour du réduit.
— Viens près de moi, murmura Marianne.
Après une courte hésitation, le Fantôme reprit sa place au chevet. Marianne lui écrasa chaleureusement les doigts.
— Tu sais, Emma… Je ne voulais pas te blesser… C’est juste que… Je suis un peu à part, ici. Si je montre le moindre signe de faiblesse, je risque de mourir. Je suis un peu la fille à abattre, tu piges ?
— C’est parce que tu sais te bagarrer ?
— Oui. Et parce que j’ai une réputation de dure à cuire ! C’est à cause de ce que j’ai fait, aussi…
— Pourquoi t’es là ? questionna Emmanuelle. Pourquoi t’ont-ils condamnée si lourdement ?
Marianne fixa le sommier du dessus. Elle serra encore plus fort la main du Fantôme.
— Pour meurtres.
— Tu as tué quelqu’un ?!
— Triple meurtre.
Emmanuelle eut l’impression d’un coup de gourdin qui s’abattait sur son crâne.
— Un vieux à qui je voulais piquer du blé… Un flic qui me braquait avec son flingue et une détenue en centrale. J’ai blessé un autre flic, aussi. Une femme. Elle est en fauteuil roulant, maintenant. Et puis… Et puis j’ai démoli une gardienne. Je l’ai défigurée, je lui ai brisé les vertèbres cervicales. Elle aussi, elle est restée handicapée.
Emmanuelle lâcha sa main. Comme si elle se brûlait aux flammes de l’enfer.
— Tu vois, Emma… Je suis un monstre. Rien qu’un monstre.
— Non… C’est faux. Je crois que… Que tu as mal et que tu n’as trouvé personne pour comprendre ta douleur. Je crois que tu as dû affronter des choses trop dures, trop longtemps. Ou trop tôt. Je crois que personne n’a su t’aimer à temps…
Marianne tourna la tête vers le mur. Pour cacher les larmes qui tentaient de s’échapper.
— Tu n’es pas un monstre, sinon, tu aurais laissé Giovanna m’ouvrir le ventre.
Marianne la regarda soudain droit dans les yeux.
— Elle ne te touchera plus jamais ! Je la tuerai pour toi…
Panique sur le visage du Fantôme.
— Non ! Tu ne dois plus tuer, Marianne ! Je ne veux pas que tu fasses ça pour moi !
— Alors je la tuerai pour moi ! gémit Marianne avec hargne. Mon genou est foutu, jamais je ne remarcherai normalement ! Je boiterai toute ma vie ! Et elle me le paiera !
— Calme-toi ! implora Emmanuelle en caressant son front fiévreux. Calme-toi, je t’en prie. Tu es forte, tu remarcheras normalement, j’en suis certaine… Et je n’irai plus en promenade, comme ça Giovanna ne pourra plus me toucher !
— Ah oui ? Un jour ou l’autre, tu te retrouveras face à elle… Aux douches ou ailleurs ! Et là, si je l’ai pas butée avant, c’est elle qui te massacrera !
— Ce n’est pas grave… Je ne manquerai à personne, de toute façon.
— Si ! s’emporta Marianne. Tu me manqueras, à moi ! Et à ton fils, aussi ! Et à ta sœur ! Je ne veux plus que tu dises ce genre de conneries !
— Calme-toi ! supplia encore Emmanuelle. Il faut que tu évites de bouger…
Marianne ferma les yeux. Elle se sentait coupable de sa future liberté. Parce qu’elle abandonnerait Emmanuelle ici. Et VM, aussi. Et toutes les autres. Parce qu’elle ne pouvait pas les emmener avec elle.
Mais merde, Marianne ! Qu’est-ce qui te prend ? T’es cinglée, ou quoi ? Qu’est-ce que tu en as à foutre des autres ? C’est ta peau qui compte !
— Où as-tu appris à te battre comme ça ? demanda brusquement Emmanuelle. En prison ?
— Non. J’ai fait des arts martiaux. Du karaté, surtout. C’est un toubib, un ami de mes vieux, qui a pensé que ce serait bon pour moi… Paraît que j’étais une teigne, que j’étais violente, hyper-nerveuse… Il a dit que ça me défoulerait, que ça me calmerait. Alors quand j’avais sept ans, mes grands-parents m’ont inscrite dans un dojo… C’est là que j’ai appris.
— C’est très impressionnant ! commenta le Fantôme. Quand je t’ai vue frapper, ce matin…
— Ce matin ?! Tu veux rire ! J’me suis fait allumer comme jamais ! La Hyène a pas de technique mais c’est un bulldozer ! Elle cogne sacrément fort !
— C’est drôle, reprit Emmanuelle en souriant. T’as pas l’air, comme ça… En te voyant, jamais on penserait que…
— C’est pas une question de muscles ! Mais de technique. Ça s’apprend, c’est tout. Savoir utiliser sa force et celle de l’adversaire… Le corps a ses faiblesses. Il suffit de les exploiter.
— Mais toi, t’étais douée, n’est-ce pas ?
— Ouais… J’ai appris plus vite que les autres.
Marianne revit les tatamis, les arbitres, les adversaires. Les spectateurs. Les podiums. Le dojo d’entraînement, le prof dont elle était secrètement amoureuse…
— C’est vrai que… ? reprit soudain Emmanuelle. Que je te manquerais si…
Marianne hésita à répondre.
— Si je te l’ai dit, c’est que ça doit être vrai…
— C’est pas une raison pour affronter à nouveau Giovanna.
— Je ne sais faire que ça… Tuer. C’est ce que je fais le mieux… La seule chose que j’arrive à réussir !
— Non. M’aider, c’est ce que tu as fait de mieux, aujourd’hui. Souffrir pour moi. Rester forte et libre, c’est ce que tu fais de mieux. Je t’admire tellement, Marianne… J’aurais tellement voulu être comme toi…
Ça, c’était la première fois qu’on le lui disait. Ressembler à Marianne, jeune criminelle, enfermée à vie pour des meurtres odieux ! Comment pouvait-on avoir envie de ressembler à ça ? À cette fille éprise de violence et mariée au désespoir ? À ce désert d’amour ? À cette ombre au passé infernal et à l’avenir inexistant ?
— Moi, j’aurais aimé avoir une mère telle que toi, avoua alors Marianne. Une mère qui m’aurait aimée assez fort pour me tuer plutôt que m’abandonner…
*
Cellule 119 — 23 h 00
Le Fantôme dormait depuis longtemps, digérant sa mixture de tranquillisants et de somnifères. Marianne, allongée juste en dessous, fumait une cigarette dans la pénombre. La Marquise avait fait sa première ronde : lumière allumée pendant au moins cinq minutes, trousseau de clefs tapé contre la porte. Mais elle n’avait même pas réussi à réveiller Emmanuelle.
Marianne avait fini par lui envoyer un signe indélicat avec le doigt.
Elle examina son dernier paquet, celui offert par le flic. Vide. Daniel viendrait-il ce soir ? Et où se réfugieraient-ils pour procéder à l’échange ? Certes, Emmanuelle avait le sommeil lourd, mais de là à faire ça dans la cellule… Et avec la Marquise qui devait les surveiller comme le lait sur le feu, le chef aurait peut-être des petits problèmes pour assurer.
Читать дальше