Ou, simplement, la présence calme d’Emmanuelle qui endurait son calvaire en silence ; ses regards qui jamais ne jugeaient ou n’enviaient. Qui semblaient avoir le pouvoir de tout pardonner.
Au début, elle avait eu peur. Peur de devenir faible. Mais finalement, elle aimait ce qu’elle était en train de devenir. Car en vérité, jamais elle ne s’était sentie si forte qu’aujourd’hui. Parvenir à partager son espace vital, à offrir plus que son corps à un homme. Arriver à donner était une puissance bien supérieure à la rage, la haine ou le pouvoir. Elle venait simplement de comprendre que la force ne se résumait pas à donner des coups ou à les encaisser en serrant les dents.
Emmanuelle s’était assise sur la chaise, un mouchoir mouillé sur son pied droit.
— Je sais pas ce que j’ai, ça me démange toujours autant !
Marianne écrasa sa cigarette. Emmanuelle s’était grattée jusqu’au sang.
— Faut pas entrer pieds nus dans la douche. Sinon, tu choperas sans cesse des saloperies… Il faut que t’ailles voir le toubib, il te filera une crème. Et il te faudrait des tongs.
— Justement, je voulais passer une petite commande sur le catalogue… Ma sœur m’a envoyé deux cents euros.
— Génial !
— Oui ! Surtout qu’elle n’a pas beaucoup d’argent… Elle m’a écrit aussi.
— C’est bien… Elle va venir te voir ?
— Non, je ne crois pas. Elle est très loin d’ici…
— Ah… Mais si elle pense à t’envoyer un peu d’argent de temps en temps, c’est déjà super.
— J’ai consulté le catalogue, c’est pas donné !
— C’est du vol manifeste, tu veux dire !
— Je vais me prendre une paire de tongs et quelques vêtements… Et puis j’aimerais me payer des produits aussi… J’ai vu que tu avais de la crème dépilatoire, je vais commander la même avant de ressembler au Yéti !
Elle se préoccupait encore de son apparence physique. Sa féminité survivait, quelque part en elle. C’était bon signe.
— Sers-toi, proposa Marianne.
— Tu plaisantes ! Je vais en acheter ! Et aussi du papier, des enveloppes et des timbres pour répondre à ma sœur. Peut-être que j’écrirai à Thomas…
— Tu as raison… Tu lui manques sans doute énormément.
— Je ne sais pas. Il doit se sentir si seul, à l’hôpital… Ils vont le transférer dans un foyer. Ma sœur va intervenir auprès du juge pour le récupérer mais… Sera-t-il d’accord ? Il pensera sûrement qu’elle n’a pas les moyens financiers de l’élever…
Elle cessa de parler, versa quelques larmes. Marianne lorgna par la fenêtre, le temps que l’averse se calme. Pour ne pas déranger sa pudeur.
— Tu veux que je te commande quelque chose ? reprit soudain Emmanuelle. Ça me ferait plaisir, je t’assure… Dis-moi ce qui te fait envie.
— Non. C’est ton fric, pas le mien. J’ai besoin de rien, t’inquiète pas.
— Ne te gêne pas…
— N’insiste pas ! coupa un peu rudement Marianne.
— Bon, comme tu voudras… Tu as de l’argent ?
— Non.
— Ah… Comment tu fais pour les clopes, alors ?
Marianne lui décocha un petit sourire.
— J’ai un mandat de temps en temps, mais pas grand-chose…
— Tes parents ?
Marianne continua de sourire. Avant, elle l’aurait engueulée pour tant de curiosité. Mais là, ça ne la dérangeait pas. Ou presque.
— Je suis orpheline, depuis l’âge de trois ans.
— Oh mon Dieu ! Excuse-moi, je ne… Je ne savais pas… Je ne voulais pas…
— Pas de problème.
L’heure de la récréation sonnait. Marianne laça ses baskets et regarda sa co-locataire.
— Tu viens prendre l’air ?
Emmanuelle se recroquevilla sur son matelas, complètement terrifiée à l’idée de quitter le cocon protecteur de la cellule. Pourtant, Marianne lui avait patiemment expliqué qu’un jour ou l’autre, elle serait obligée d’affronter à nouveau les autres détenues ; la promenade était un droit, elle ne devait pas y renoncer. Sinon, les brutes qui lui avaient cassé les dents auraient remporté une victoire totale. Facile à dire. Mais, franchir le pas…
— Non ! bredouilla-t-elle. Je suis fatiguée…
La porte s’ouvrit sur Monique Delbec.
— Promenade, mademoiselle de Gréville !
Marianne s’avança vers la sortie.
— À tout à l’heure, Emma !
Delbec mit la clef dans la serrure.
— Attendez ! hurla soudain Emmanuelle. Attendez-moi, je viens !
Monique soupira. Les ennuis pointaient à l’horizon. Emmanuelle rejoignit le troupeau dans le couloir, patienta aux côtés de Marianne.
Leurs corps se touchaient et Marianne perçut ses tremblements. Beaucoup de visages s’étaient tournés vers elle. Compatissants, curieux, ou hostiles.
— C’est très courageux ce que tu fais là, félicita Marianne. Vraiment très courageux.
— C’est toi qui as raison, répondit Emmanuelle en réprimant ses spasmes nerveux. Je ne pourrai pas rester cloîtrée éternellement… Et puis ça serait leur donner trop d’importance.
— Bien parlé, Emma ! Ne t’éloigne pas des matons, quand même… Surtout au retour.
Elles commencèrent à marcher vers la liberté, canalisées par Monique et la Marquise. Emmanuelle, encore plus livide que d’habitude sous le masque bleu des coups, épiait sans cesse autour d’elle. Elle avait peut-être présumé de ses forces. Enfin, elles arrivèrent dehors où un magnifique soleil les attendait. Marianne se posa sur la dernière marche, le Fantôme resta à proximité quelques instants, hésitant à se mêler à la foule ennemie.
— C’est bon, le soleil ! dit-elle en fermant les yeux.
— Ouais ! acquiesça Marianne en allumant sa cigarette.
— En tout cas, merci… C’est grâce à toi que j’ai eu le courage de sortir à nouveau. J’aimerais bien être aussi forte que toi mais…
— Arrête tes conneries ! Profite plutôt du beau temps !
Emmanuelle s’éloigna un peu sous le regard gluant de Delbec qui suivait chacun de ses pas. Daniel ne tarda pas à apparaître. Il resta stupéfait d’apercevoir madame Aubergé dans la cour.
— J’arrive pas à y croire !
— Gardez un œil sur elle quand on remonte, suggéra Marianne.
— Tu veux m’apprendre mon boulot ? répliqua le chef en souriant.
— Ben la dernière fois, vous avez brillé par votre absence !
— Il y a eu un problème de coordination, la dernière fois… Tu penses que Giovanna va tenter quelque chose aujourd’hui ?
— Je ne crois pas, non… Mais on sait jamais avec ces bêtes-là…
— Et toi ? Comment ça va ?
Elle écrasa sa cigarette et se leva.
— Très bien !
Elle partit en petites foulées pour son footing matinal. Elle avait resserré le bandage autour de son genou, ça devrait tenir. Tant pis pour la douleur. Elle passa près de VM qui attaquait une série d’abdominaux, lui adressa un signe amical de la main. Elle frôla la Hyène, affalée par terre, et lui cracha un rictus méprisant à la figure. Au bout de quelques minutes, elle ne vit plus personne, n’entendit même plus le brouhaha ambiant. Concentrée sur sa propre respiration, sur les battements réguliers de son cœur, les mouvements souples de chacun de ses muscles. Elle devait se préparer physiquement, redevenir la combattante parfaite qu’elle avait été. Elle en aurait besoin pour échapper à ces flics, pour réussir sa cavale. Il faudrait peut-être se battre, courir jusqu’à en perdre haleine. Rester des jours sans manger ou sans boire. Elle accéléra sa course, nettoya toute la crasse qui alourdissait son organisme. Décidée à ignorer les SOS lancés par sa jambe.
Mais son pied heurta soudain un obstacle, son genou céda et elle trébucha, embrassant le bitume avec violence. Giovanna venait de tendre sa jambe, au moment opportun.
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