Elles ne sont pas seules, il y a des spectatrices. Elles ont toutes choisi leur bourrin. Espèrent avec fébrilité le combat des Titans, l’attraction du jour.
L’Autre, elle est immense. Un mec qui a dû changer de sexe. Visage effrayant, mâchoire carrée. Carrure de docker. Elle a déjà envoyé une détenue dans l’au-delà. Marianne semble minuscule, en face. Un insecte qui va se faire aplatir. Mais elle a confiance. Elle se battra jusqu’à la mort. Jusqu’à ce que son cœur s’arrête. Jamais elle ne capitulera. C’est ça qui compte.
Tuer ou être tuée. Le choix s’impose de lui-même.
L’Autre exécute un mouvement rapide, Marianne esquive, touchée, cependant. La lame lui a effleuré le flanc gauche. Juste une égratignure, une cicatrice de plus. Qu’elle chasse d’un sourire. L’Autre attaque encore. La priorité, l’obliger à lâcher son couteau. Marianne saisit son bras au vol, le brise sur sa cuisse. L’Autre gueule comme une truie qu’on égorge, tombe à genoux. Marianne pourrait l’achever, elle attend. Ne jamais frapper l’adversaire à terre. Sa réputation est en jeu. L’Autre se relève. Elle tient son poignet fracturé, une affreuse grimace lui tord le visage.
— Abandonne, murmure Marianne. Ne m’oblige pas à te tuer…
Elle a dit cela sans aucun espoir. L’Autre est comme elle, de la même espèce.
L’ennemie pousse un cri de rage, se jette sur Marianne qui a déjà préparé le comité d’accueil, mais n’a pas vu le danger surgir de derrière. Une complice la retient par le pull, elle bascule, se retrouve écrasée par le quintal en furie. L’Autre, sur elle, lui laboure le visage avec ses poings aussi durs que des enclumes. Marianne la renverse enfin sur le côté et lui colle une droite dans la mâchoire avant de se relever.
Elle survole l’assemblée du regard ; tricherie dans l’air. Mais elle est prête à affronter la terre entière. La peur s’est dissoute, diluée dans la rage. L’Autre crache son sang sur les tapis de sport.
— C’est fini ? hurle Marianne. T’abandonnes ?
Le sang lui brouille la vue, s’infiltre dans ses yeux, sa bouche. Elle a l’arcade sourcilière ouverte. L’Autre se relève. Indestructible. Encore plus impressionnante avec le visage barbouillé d’hémoglobine. Nouvelle attaque. Ce sera la dernière.
Marianne tend son bras, y met toute sa force, sent ses phalanges qui fracassent l’os du nez. L’Autre n’aura pas loisir de tomber, cette fois. Marianne la rattrape juste à temps. À temps pour la finir. Elle la tient par le col de sa chemise ; coup de tête. Puis elle frappe encore. Et encore. Toujours plus fort. Plus d’hésitation. Les chairs éclatent, le rouge envahit tout. Un dernier, le coup de grâce, qui s’enfonce dans la gorge. Les cartilages explosent. Elle peut lâcher, l’Autre ne se relèvera plus jamais.
Centrale de R., un après-midi comme un autre. Une femme s’étouffe lentement avec son propre sang. Ses yeux se gonflent de terreur. Marianne se souviendra toute sa vie de ce regard terrorisé qu’elle se force à affronter jusqu’aux ultimes soubresauts. C’est terminé. Marianne défie les autres, pétrifiées autour du carnage.
— Quelqu’un d’autre veut tenter sa chance ? demande-t-elle d’une voix tremblante.
Silence de mort. Elle a gagné le droit de vivre. Elle est devenue le chef de cette tribu barbare.
… Marianne ouvrit les yeux. Elle pleurait encore, tentait de se souvenir du nom de l’Autre.
L’héroïne refusait de lui porter secours ce soir. Suprême trahison. Elle essaya de descendre du lit. Rata la première marche de l’échelle et percuta le sol de plein fouet. Son cri ne réveilla même pas Emmanuelle.
Elle se releva, une douleur aiguë remonta le long de sa jambe gauche. Elle se traîna jusqu’à la table, là où le Fantôme laissait sa pharmacie ambulante. Elle attrapa une boîte au hasard. Un cachet. Puis deux. Trois, ça marcherait à coup sûr. Son genou hurlait de douleur, elle s’assit par terre sous la fenêtre. Tout près du visage d’Emmanuelle. Elle remonterait se coucher plus tard. Elle massait son genou, serrait les dents. La drogue lui faisait virevolter la tête.
Elle pleurait maintenant à gros sanglots. Appelait à l’aide sans un mot. Juste avec des cris.
Encore une nuit d’horreur. Encore tellement de nuits à supporter. Mais non, elle ne pourrait pas tuer.
Soudain, elle prit un coup de massue sur la nuque. S’effondra sur le côté. L’Autre s’appelait comment déjà ? La nuit tomba dans son crâne. Encore quelques images, très floues.
L’Autre s’appelait… Je m’en souviens, maintenant.
*
Jeudi 2 juin — Cellule 119 — 7 h 00
Justine posa une main sur l’épaule de Marianne. Sous le regard encore comateux d’Emmanuelle.
— Marianne ? Tu m’entends ?
Pas de réaction. Les lèvres de Justine se mirent à trembler. Elle secoua le corps avec force.
— Marianne ! Réveille-toi, merde !
Elle posa deux doigts sur sa gorge, fut rassurée.
— Allez ! Réveille-toi !
Rien. La vie était là, pourtant. Mais elle semblait si faible.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle à Emmanuelle.
— Je sais pas…
Justine remarqua une plaquette de médicaments vide à même le sol.
— C’est quoi, ce truc ? C’est vous qui prenez ça ?
— Oui… C’est un somnifère…
— La plaquette était vide, hier soir ?
— Non… Je crois pas… Il en restait quelques-uns…
— Combien ?
— Mais je sais pas ! gémit Emmanuelle.
Justine ne ferma même pas la cellule et galopa vers le bureau. Elle heurta violemment Daniel qui sortait de la pièce. Elle faillit tomber, comme si elle venait de percuter un mur de pierres.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Justine ?
— Marianne ! J’arrive pas à la réveiller ! Elle est dans le coma, on dirait !
— Téléphone au toubib ! Je vais voir…
Il prit en courant la direction de la 119, un compte à rebours logé dans la poitrine. Lorsqu’il vit Marianne allongée par terre, sur le côté, il eut une peur panique. De la perdre.
Il tenta de la ranimer. Il lui renversa un verre d’eau sur la figure, la força à s’asseoir contre le mur. Son visage n’exprimait rien d’autre que l’abandon. Il la secoua rudement.
— Allez, ma belle, reviens, reviens… Reviens, merde !
Le toubib arriva enfin. Il allongea Marianne sur le dos, écouta son cœur. Il prit ensuite sa tension, souleva ses paupières. Les pleurs discrets d’Emmanuelle ressemblaient à une marche funèbre.
— On dirait une overdose…
Daniel ferma les yeux sur sa douleur. Sur sa culpabilité.
— Elle a pris ça, expliqua Justine en lui tendant la plaquette de cachets.
— C’est une tox, non ?
— Oui, répondit le chef. Héroïne, je crois…
— Les deux font pas bon ménage. Je demande un brancard. On va la transporter à l’infirmerie et je vais essayer de la ramener…
Daniel savait combien de temps il fallait pour que le brancard arrive. Il bouscula le médecin et récupéra Marianne dans ses bras.
— On y va !
Le toubib eut du mal à le suivre bien qu’il fût moins chargé. Marianne arriva sur la table d’auscultation en moins de trois minutes. Daniel ne pensa même pas à sortir tandis que le médecin faisait une injection à sa patiente. Puis il posa de la glace sur son front, l’obligea à boire. Lui colla quelques gifles, à court d’arguments. Et, enfin, le miracle. Le fixe d’adrénaline venait de la secouer de l’intérieur. Elle ouvrit les yeux, les referma aussitôt.
— C’est bon ! indiqua le toubib.
Daniel poussa un soupir de soulagement. Il regardait Marianne avec un sourire d’enfant. Le médecin fut appelé pour une nouvelle urgence dans le quartier des hommes. Aucun répit.
Читать дальше