Ni le courage, ni le droit.
Ça passerait, comme tout le reste. Ça se refermerait, comme toutes les blessures. Seulement une cicatrice de plus à soigner. Ça s’oublierait, comme toutes les horreurs qu’ils avaient vues.
C’est elle qui a voulu, qui a cherché ma brutalité. Moi, je refusais de continuer.
Des années de taule, ça change un homme. Ça le transforme en monstre. Ça apprend la douleur. Puis l’indifférence.
Ce n’est qu’une criminelle. Une meurtrière.
Il n’avait plus de cigarettes alors il s’allongea. Il s’endormit en quelques minutes.
Le visage de Marianne avait touché terre depuis longtemps.
Samedi 28 mai — 7 h 00
La porte s’ouvrit sur Delbec, suivie de près par l’auxi petit-déj’.
— Bonjour mesdames !
Tandis que la mama déposait le plateau, Monique s’approcha de Marianne, prostrée contre le mur.
— Ça va, mademoiselle de Gréville ?
Marianne leva sur elle un regard indéfinissable. Comme possédé.
— Vous n’avez pas dormi ? Vous ne vous sentez pas bien ?
— Si. Très bien, au contraire.
— Ah… Cette nuit, pourtant, ça n’avait pas l’air d’aller fort.
Marianne se redressa en s’aidant du mur, préféra garder une main posée dessus. Encore chancelante.
— Je vous assure que tout baigne, surveillante ! Mais je vous remercie de vous inquiéter pour moi.
— C’est normal, mademoiselle…
Le Fantôme émergea de ses rêves au Tranxène, la gardienne passa à la cellule suivante ; Marianne retomba par terre. Emmanuelle, descendue de son repaire, s’accroupit devant elle.
— Marianne ?
— Laisse-moi…
— Qu’est-ce qui s’est passé, hier soir ?
— Fous-moi la paix, j’te dis !
— Pas la peine de me parler sur ce ton !
Marianne se leva d’un bond, surprise elle-même de la rapidité du mouvement. Le Fantôme recula instantanément.
— Tu me parles pas, tu me regardes même pas ! Si tu t’approches, je te casse la tronche…
— Mais… Qu’est-ce qui te prend ?
— La ferme !
Marianne poussa le battant, se cogna au lavabo, tomba face à son reflet. Effrayant. Tout juste si elle se reconnaissait. Rapiécer le masque vite fait. Préparer les armes. Aiguiser les sabres, charger les flingues. Réveiller le monstre ! Il n’était pas bien loin, juste là, au fond de la tanière, en train de lécher ses plaies. Elle remplit la vasque d’eau froide, y plongea la tête. Jusqu’à l’asphyxie. Elle n’avait même pas eu la force de se laver, cette nuit. Elle commença une toilette acharnée, insistant entre les jambes jusqu’à se blesser.
— J’ai envie de faire pipi ! supplia une voix derrière la cloison.
— Dégage ! T’as qu’à te pisser dessus !
Elle s’habilla lentement, gênée par l’étroitesse des lieux. Puis elle se figea devant le miroir et se percuta droit dans les yeux. Pourquoi je suis encore là ? Pourquoi je me bats ?
Je paye. Pour ceux qui n’ont plus rien. Pour ceux à qui j’ai ôté la vie. Ou l’envie de vivre.
Elle sentit des tonnes lui dégringoler sur les épaules, tapa du poing contre le mur et s’affronta à nouveau. Ils ne m’ont laissé aucune chance, m’ont rayée de la carte. De leur monde… Mais j’existe encore. Je suis Marianne. Personne ne peut me vaincre. Ça leur ferait trop plaisir que je cesse le combat, que je me couche avant la fin ! Non, je ne leur ferai pas cette joie. Ils m’ont enfermée parce qu’ils ont peur de moi, de ce que je suis. Et je continuerai à leur faire peur. Aussi longtemps que je respirerai, je serai une menace, une épine dans leur pied, une maladie incurable.
Elle souriait, enfin. Le masque était parfait. Le monstre cuirassé à nouveau debout. Prêt à frapper.
Elle quitta les toilettes, Emmanuelle s’y précipita.
Marianne alluma une cigarette, assise devant son plateau. Son estomac se révulsait rien qu’à la vue du pain. Mais elle avala son ersatz de café parce qu’elle avait envie de quelque chose de chaud. Elle avait si froid dedans.
Le Fantôme embarqua son petit-déjeuner et remonta se mettre à l’abri tandis que Marianne terminait tranquillement sa cigarette. Mais soudain, elle se rua jusqu’aux toilettes. Arriva juste à temps pour y déverser ses tripes.
Emmanuelle se boucha les oreilles pour ne pas l’entendre. Jamais elle ne survivrait au milieu de cet enfer. Elle considéra les murs, tout autour d’elle. Si proches. Les barreaux, les barbelés derrière. L’homme au fusil, dans le mirador. Puis les pilules multicolores posées sous son oreiller. La délivrance. Mais elle se remémora les paroles de Marianne. Tu n’as pas le droit, ton fils a besoin de toi . Thomas. Premières larmes du matin, tandis que Marianne se convulsait au-dessus de la cuvette.
Le soleil s’était levé sur la maison d’arrêt.
Daniel ouvrit les yeux. En retard sur l’horaire. Il attrapa son paquet de cigarettes. Vide. Merde ! Il se leva, accablé. Le même poids que la veille légèrement apaisé par une nuit de repos. Il descendit jusqu’aux vestiaires. Un paquet de clopes l’y attendait, ainsi qu’une douche chaude à volonté. Il y resta près de vingt minutes. Une serviette autour de la taille, il se planta devant la rangée de lavabos. Il caressa sa barbe, hésita à se raser. Non, les filles ne devaient pas voir qu’il avait morflé. Tant pis si ça ne plaisait pas à sa femme. Dans une semaine, il s’en débarrasserait.
Un jeune gardien entra dans les vestiaires. Une des dernières recrues du quartier hommes. Vingt-cinq ans, bac plus deux. Perpète pour à peine plus que le SMIC.
— Bonjour chef !
— Salut Ludo…
— Vous vous laissez pousser la barbe ?
— Ouais… Ça change un peu… Comment ça va, toi ?
— Bien, bien…
Il mentait assez mal. Il n’avait pas la carrure, Daniel le savait. Trop tendre pour ne pas éveiller les appétits carnivores.
— Tu t’y fais ?
Ludovic se changeait devant son casier.
— Oui, c’est pas facile tous les jours mais…
— Faut bien gagner sa croûte, c’est ça ?
— Ben oui ! confirma le jeune homme avec un sourire triste. Mais j’avoue que c’est pas évident… Ils sont tellement entassés là-dedans… Les uns sur les autres !
— Ouais, ça c’est pas nouveau !
Ce qui était nouveau en revanche, c’est que les bleus n’avaient plus droit qu’à quatre mois de formation au lieu de huit. Seize petites semaines avant de jeter les novices dans l’arène, au milieu des lions. Ceux qui croupissaient dans les cages. Et ceux qui en possédaient les clefs, aussi.
— Hier, on a eu une bagarre dans le couloir, après la promenade… Ils s’en sont pris à un pauvre type. Il est pas bien fini, vous voyez… Je comprends même pas ce qu’il fout en prison… Sa place est en hôpital psy.
— Comme beaucoup de gars ici ! Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ?
Ludo claqua la porte de son casier.
— Ils ont essayé de lui couper les couilles… Il a fallu le transférer à l’hosto.
— Pas beau à voir, hein ? se souvint Daniel.
— Non, vraiment pas… Ça doit être plus facile chez les filles…
— Détrompe-toi ! Elles peuvent être aussi féroces que les hommes, tu sais… Elles sont un peu plus calmes, c’est vrai. Mais quand elles pètent un câble, elles sont vraiment dangereuses. Plus difficiles à maîtriser. Un mec, quand il voit arriver trois gardiens baraqués, en général ça suffit à le calmer. Une nana, quand elle disjoncte, elle n’a peur de rien !
— Vraiment ? s’étonna le jeune maton.
— J’t’assure ! Si un jour, t’es appelé en renfort chez les femmes, tu pourras t’en rendre compte.
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