Ne pas l’enfoncer davantage, lui laisser une porte de sortie honorable.
— Tout ça, c’est de ta faute, reprit-il. Je parle de hier soir.
Elle sentit ses muscles s’électrifier. C’était encore ancré dans sa chair comme des centaines d’hameçons déchirant ses nerfs au moindre mouvement. Tellement douloureux.
— Il ne s’est rien passé d’extraordinaire, riposta Marianne d’une voix sans défaut.
— Si. Et j’aurais aimé que ce soit autrement. J’aurais préféré ne pas être obligé de te blesser.
Il continua à suivre Emmanuelle du regard, elle continua à fixer les barbelés au-dessus du mur. La boue déposée au fond de ses entrailles se décollait lentement. Une drôle d’émotion l’étreignait, aussi.
— Tu ne m’as pas blessée. On a passé un marché, c’est tout. Personne ne peut me blesser.
Elle tenta encore de s’éloigner, il l’en empêcha discrètement. Il la tenait par la ceinture de son jean. Imparable.
— J’espère que ça ne se reproduira plus, conclut-il. J’espère que tu as compris.
Elle enfonça ses yeux au fond des siens. Pourquoi avait-elle toujours l’impression d’y admirer l’horizon ? Avec le soleil, le bleu était encore plus mirifique.
Il peina à dissimuler son trouble. Si noirs et pourtant si expressifs…
— Je t’ai vue…
— Tu m’as vue ? Où ? Quand ?
— Cette nuit. Je t’ai vue pleurer. Je t’ai vue par terre.
Elle tourna bien vite la tête.
— Et alors ? T’es content ? T’as vu Marianne pleurer… T’as pris ton pied, j’espère.
— Non. Pas à ce moment-là…
Les mots plantaient leurs griffes acérées dans sa peau. Non, ne craque pas, Marianne.
— Qu’est-ce que tu essayes de me dire, à la fin ?
— Je te le répète ; je regrette que ça se soit passé comme ça. De t’avoir fait mal…
— Rien à foutre de tes regrets ! Et puis c’est pas à cause de toi que je chialais. Maintenant, tu me lâches. J’aimerais aller marcher un peu.
Il obéit, elle se leva instantanément. Il l’observa tandis qu’elle s’éloignait avec la grâce d’un félin. Non, elle n’était pas comme les autres. Il aurait aimé avoir sa force.
Marianne avait envie de courir. De frapper. Lorsqu’elle avait la cour pour elle toute seule, elle s’offrait ce plaisir. Mais là, au milieu de cette foule, elle préférait passer inaperçue. Les mains dans les poches, elle se contentait de marcher, admirant VM qui exécutait ses pompes sans se soucier des autres. Jusqu’à ce que Giovanna et sa bande lui barrent le chemin.
— Salut Gréville ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? T’as pris une raclée ?
Marianne essaya d’esquiver mais le cercle se resserra. Elle manquait presque d’oxygène. Elle dévisagea Giovanna, trouva soudain qu’elle ressemblait à une hyène.
— T’as pas envie de causer, chérie ?
— Pas avec toi.
— Alors ? C’est ta co-détenue qui t’a mis la tête au carré ?!
Ricanements de la meute ; des rires de hyènes, justement.
— À ton avis ? rétorqua Marianne en la gratifiant d’un sourire dédaigneux.
— Moi je crois que c’est les surveillants qui t’ont rappelé les règles de bonne conduite !
— Et moi je crois que tu devrais te mêler de tes fesses.
— Allez, reste cool, chérie ! Je voulais te prévenir qu’on va s’occuper de ta petite copine…
Marianne soupira. Elle alluma une cigarette, souffla la fumée dans les yeux de sa rivale.
— J’ai pas de petite copine, ici.
— Mais si ! Tu vis avec vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Tu sais, la cinglée qui a trucidé ses gosses… Puisque tu as peur de t’en occuper toi-même, on va s’en charger.
— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ?
— On l’allume sur le chemin du retour. Tu te joins à nous ?
— Compte pas sur moi !
— T’as les jetons ? C’est ça ? T’as peur ?
— La peur, je ne sais pas ce que c’est, chérie . Désolée !
Giovanna émit un rire amer et grossier. Avant de cracher par terre.
— Ben voyons ! T’as les foies que le chef te flanque une autre rouste !
— J’ai surtout peur de m’ennuyer à force de t’écouter parler…
La Hyène fut déstabilisée par le sang-froid et la répartie parfaite de l’adversaire.
— Si t’es pas avec nous, ça veut dire que tu la défends ! poursuivit-elle.
— Ça veut seulement dire que je n’aime pas les combats à dix contre un.
— Ben nous, on n’aime pas les salopes dans son genre !
— C’est votre problème, pas le mien.
Marianne bouscula une des filles de la horde et continua enfin sa route. Elle aperçut le Fantôme à l’autre bout de la cour, ressentit un drôle de pincement au ventre. Elle va se faire massacrer… Et après ? C’est pas mon problème.
Elle rejoignit VM qui roulait sa cigarette de onze heures. Elle se posa en tailleur près d’elle, laissa aller son crâne contre le grillage.
— Qu’est-ce qu’elles te voulaient, ces crevures ?
— Me faire chier.
— Je crois qu’elles vont s’attaquer à la femme seule, là-bas. Celle qui semble sortie d’un camp…
— Oui. Elles voulaient que je leur file un coup de main…
VM l’interrogea du regard.
— J’ai dit non, bien sûr, précisa Marianne. C’est ma co-détenue.
— Ah… C’est pour ça que tu as refusé ?
— Non ! Les lynchages, c’est pas mon truc. Si j’ai un compte à régler, c’est à un contre un.
— Bien parlé ! Elle n’a aucune chance de s’en sortir. Pourquoi elles lui en veulent ?
— Elle a tué ses gosses.
— Évidemment ! répondit VM en aspirant la première bouffée avec délice.
— Elle m’a raconté. C’est une pauvre fille, tu sais. Pas vraiment un monstre… Elle pensait les emmener au ciel avec elle ! Ouais, une pauvre folle.
— Tu vas la défendre ?
— Tu délires ! Elle peut crever, ça m’est égal ! Comme ça, je récupère la cellule pour moi toute seule !
— Ils t’en colleront une autre illico ! rappela VM en riant.
— C’est vrai, t’as pas tort. Celle-là, au moins, elle passe son temps à roupiller !
— Cachetons ?
— Ouais. La maxi dose ! Je l’appelle le Zombie ! Tu trouves pas qu’elle ressemble à un zombie ?
VM acquiesça en souriant.
— Regarde-les, continua-t-elle en reprenant son sérieux. Elles attendent toutes la curée. On dirait des bêtes…
Marianne scruta la foule. On pouvait sentir l’électricité dans l’air. Comme avant l’orage.
— Je trouve ça dégueulasse, ajouta VM. Tout le monde est au courant que cette pauvre fille va se faire massacrer et tout le monde s’en réjouit d’avance ! Il n’y a qu’elle qui ne le sait pas encore… La bêtise et l’aveuglement du troupeau, c’est une chose qui m’a toujours fait gerber.
Elles contemplèrent le Fantôme déambulant tristement dans la cour, seule au milieu de tout le monde.
— C’est les porte-clefs qui t’ont passée à tabac ? reprit soudain VM.
Marianne hocha la tête.
— J’ai un peu malmené le Zombie et j’ai frappé le chef… Ils ont pas aimé !
Inutile de lui préciser que Daniel seul l’avait cognée. Autant faire courir le bruit qu’un escadron s’était occupé d’elle. Soigner sa réputation.
— Tu es transférée quand ?
— J’en sais rien. Je crois que le dirlo fait des pieds et des mains pour se débarrasser de moi au plus vite. Gréville et moi dans la même taule, ça l’empêche de dormir !
Marianne rigola. Elle se sentait à nouveau forte. Elles parlèrent de longues minutes ; personne ne les approchait, personne n’osait. Sauf Emmanuelle qui planta sa fragile carcasse devant elles.
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