Redescendue sur le plancher des vaches, elle s’écroula sur son matelas. Ferma les yeux. Elle l’entendait encore, prolongeait son plaisir. Il était déjà loin, pourtant. Mais elle avait grimpé à son bord. Dommage qu’elle n’ait pas un fixe dans les veines. Elle l’entendait encore mieux ainsi. Plus longtemps.
Laisse venir, Marianne. Dans le grand aléa de ses souvenirs, le hasard piocha pour elle. Elle ne choisissait jamais. Ça s’imposait à elle.
La centrale de R., perdue au milieu des champs.
Une cellule pour elle toute seule. Cage ouverte à longueur de journée, elle en possédait même les clefs. Pouvait sortir dans la cour quand bon lui semblait. Rien à voir avec la maison d’arrêt.
Fauves en semi-liberté.
Seules les enceintes extérieures les coupaient du monde. Liberté imaginaire. La bibliothèque, la salle de sport, la cafétéria. Marianne revoyait chaque mètre carré de cette taule pour longues peines. Ça défilait devant ses yeux comme un vieux film un peu usé. Elle prit une cigarette pour l’accompagner dans son passé.
Un visage. Une situation. Une blessure ancienne. Encore ouverte…
… Dans la cour, elle discute avec sa copine Virginie. Une fille sympa, Virginie. Toujours prête à aider les autres. Un sourire franc, une petite mélancolie dans les yeux. Elle avait tué par amour. Un mec qu’elle aimait trop ou qui ne l’aimait pas assez. Ça la rongeait dedans, mais jamais elle n’en parlait. Douze ans pour expier. La vie entière pour se pardonner.
Elles rigolent telles deux gamines. S’imaginent en train de bronzer sur le pont d’un navire. Au milieu d’un océan pacifique. Il y a du soleil, ce jour-là. Si rare qu’elles en profitent. Comme deux lézards engourdis sur une pierre. Presque bien, à en oublier où elles se trouvent vraiment. Facile de s’évader avec le rire cristallin de Virginie. Capable de tout casser, même les murs d’une prison sordide… Jusqu’à ce que l’autre se ramène. L’autre, c’est Françoise. Une pourriture de la même espèce que la Marquise. Une vraie vocation de bourreau. Elle se dépense sans compter, se dévoue corps et âme pour rendre plus dure encore la vie des détenues. Visage ingrat qui transpire la malfaisance à grosses gouttes.
— Vous vous croyez à la plage, ou quoi ?
Tout ça parce que Virginie a remonté son tee-shirt jusqu’au milieu du ventre. Pour emmagasiner un max d’UV, comme elle dit. Virginie se rhabille sans broncher. Lance juste une remarque. Une simple boutade, un truc un peu moqueur sur la pâleur morbide de Françoise. Marianne ne se souvient plus des mots. Juste que ce n’était pas bien méchant. Mais la matonne a laissé son humour aux vestiaires. Ou dans le ventre de sa mère. Elle s’énerve, s’emballe comme si une guêpe venait de lui piquer l’arrière-train. Insulte Virginie, la menace. Le cachot, l’isolement. Virginie s’écrase comme une merde. L’autre insiste, toute-puissante dans son habit de la Pénitentiaire, la bouscule. La terrorise. Facile d’effrayer Virginie. C’est une docile, une petite fille sage et blessée. Qui arbore sa culpabilité en bandoulière. Marianne assiste au supplice, regarde sa copine baisser les yeux, pour finir par pleurer sous les assauts de la brute en uniforme. Alors, ce drôle de truc germe en elle. Comme dans le train. Une sorte de parasite qui lui bouffe le foie, prend racine dans son ventre et monte jusqu’au cerveau. Jusqu’à la posséder entièrement.
Elle pousse Virginie, se plante devant la surveillante qui bave comme une bête enragée.
— T’as fini de nous faire chier ?
La matonne recule un peu, coupée dans sa lancée. Marianne, ce n’est pas Virginie, c’est le danger à l’état pur. Son ennemie jurée. D’ailleurs, elle s’attaque à Virginie juste pour blesser Marianne. Des mois qu’elle la harcèle sans cesse. Pas le moindre répit. Quatre-vingt-dix jours de mitard en un an. À cause d’elle. Des mois qu’elle s’est donné pour mission de la mater. De la détruire, de l’anéantir. Persécutions, fouilles répétées. Des heures à poil à montrer son cul. Juste pour l’humilier. Brimades quotidiennes, celles qui ne se voient même pas, que Marianne encaisse jour après jour. Les insultes, les regards. La lumière qui s’allume la nuit. Parfois, toutes les dix minutes. Juste pour l’empêcher de dormir. Juste pour la rendre folle.
Elle est douée, Françoise. Personne ne se doute du calvaire qu’elle inflige aux prisonnières. Elle sait manipuler les esprits, se faire aimer de sa hiérarchie et de ses semblables.
C’est une belle après-midi. Il y a un soleil radieux. Virginie avait envie de l’éprouver sur sa peau. Une belle après-midi pour tout arrêter. Se délivrer. Pour oublier les risques. Tant pis pour la suite.
— Un an que tu me cherches, salope… Cette fois, je crois que tu m’as trouvée…
Virginie tente de la retenir, de la faire renoncer. Ne la reconnaît même plus. Marianne la bouscule, l’envoie au tapis. Se concentre sur la Françoise qui continue à battre en retraite. Qui appelle des renforts. Marianne l’empoigne par le pull, lui assène un coup de tête retentissant. Un truc à filer la migraine à un bélier. Ensuite, tout va très vite.
Lui rendre tout ce qu’elle m’a fait endurer. La tuer. Pour une connerie. Pour des mois d’une torture quotidienne.
Françoise rampe par terre, aux pieds de Marianne, le nez transformé en fontaine d’hémoglobine.
Elle croyait avoir du pouvoir, Françoise. Elle s’est trompée. Elle n’a pas celui de Marianne. Celui de n’avoir plus rien à perdre.
Marianne la soulève du sol, la balance contre un mur. L’arrière du crâne qui se fend. Les détenues assistent à l’exécution sans broncher ; longtemps qu’elles espéraient le moment où une fille lui règlerait son compte, se sacrifierait pour les débarrasser de leur tortionnaire, assez folle pour commettre l’irréparable.
Les renforts sont à la bourre, Françoise essaie de se défendre. Se brise les phalanges sur un bloc de béton. Inébranlable, insensible à la douleur. Marianne n’est même plus là. Le monstre a pris sa place. Elle frappe au visage. Seulement au visage. Comme si elle voulait l’effacer, le gommer. La gardienne tient debout simplement parce que Marianne l’empêche de tomber. Marianne qui sent les os se fracturer, les dents céder l’une après l’autre sous ses coups de boutoir. Et ses propres doigts se rompre sous les impacts.
Ça y est, la cavalerie arrive. Mais Marianne a encore le temps de finir sa tâche. Un coup sur la nuque, les vertèbres qui explosent, rentrent dans la moelle épinière comme dans du beurre. Elle desserre enfin ses mâchoires, regarde l’autre s’effondrer. Ressent une émotion forte, proche de l’orgasme. Alors, elle se retourne pour affronter les nouveaux combattants. Choqués, ils contemplent en silence la face déchiquetée de leur collègue et le sourire de Marianne. Ils sont nombreux, armés. Elle n’a aucune chance. D’ailleurs, elle n’essaie même pas. Se laisse emmener. Sans se douter de ce qui l’attend.
… Marianne ouvrit les yeux. La suite, c’était vraiment trop dur. Son corps s’en souvenait toujours. Des jours de torture moyenâgeuse. Au fin fond d’un cachot.
Ils ne l’avaient pas ratée. N’avaient pas cherché à lui pardonner. Ni même à la comprendre. Lui avaient juste fait payer son méfait. Vengeance aveugle. Mais même là, ils n’avaient pas réussi à la faire plier. Ils s’y étaient mis à plusieurs, pourtant. De tout leur cœur. Toute leur haine.
À aucun moment, elle n’avait supplié. Ni regretté.
À aucun moment, elle ne leur avait donné autre chose que son courage inhumain.
Elle avait eu la vie sauve grâce à l’intervention de la directrice de l’établissement. Marianne se rappelait encore de cette femme, de son visage fardé penché au-dessus de son agonie. Horrifiée, la bonne dame. De voir ce dont les hommes sont capables lorsqu’ils se savent en danger. Lorsqu’ils mettent un nom sur leurs souffrances, trouvent une cause à tous leurs problèmes. Et lorsqu’ils partagent la responsabilité de leurs actes. Qu’ils ne sont pas seuls face au crime.
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