Sans elle, Marianne serait morte dans ce trou. Dommage. Tout ça pour ne pas avoir de problèmes. Une détenue lynchée par une bande de matons, c’est source d’ennuis administratifs. Paperasse, rapports et compagnie.
Elle n’avait jamais revu le sourire de Virginie. Ni sa cellule. Ni la cour. Ils l’avaient transférée ici, lorsqu’elle avait été en état. Lorsqu’elle avait réussi à tenir debout, retrouvé face humaine. Lorsque les dernières traces s’étaient effacées.
À l’extérieur. Parce qu’à l’intérieur…
Marianne prit une cigarette. Ses pensées continuaient à l’entraîner là où elle ne voulait plus mettre les pieds.
… Le procès. Le deuxième. La Françoise qui arrive en martyre. Sur son fauteuil roulant. Défigurée. Jamais elle ne remarcherait. Jamais personne ne pourrait plus la regarder sans avoir envie de vomir.
Dix ans de plus.
Perpète plus dix ans. Ça n’a pas de sens ! Je n’ai qu’une vie pour expier mes crimes. Ils essaieront peut-être de me ressusciter pour que je fasse ces dix années supplémentaires !
Avait-elle mérité ça ? Mérité de ne plus jamais pouvoir marcher ? De perdre figure humaine ? Au moins, elle ne faisait plus souffrir personne. Depuis qu’elle avait perdu l’usage de la parole, elle ne pouvait plus insulter. Il ne lui restait que les yeux pour pleurer.
Mais avait-elle au moins donné un sens à son calvaire ? Avait-elle compris sa faute ?
Marianne tenta de la gommer du paysage. Une fois encore. Même infirme, elle trouvait toujours le moyen de lui pourrir la vie. Et moi ? Est-ce que j’ai mérité de ne plus jamais pouvoir effleurer la liberté ?
Je n’ai que vingt ans. Jamais plus je n’aurai vingt ans.
Sa gorge se serra, elle essuya une larme. Puis tenta de trouver l’oubli dans le sommeil. Mais la confusion régnait en elle. S’ajoutant à la désespérance. Mélange parfait pour une insomnie…
Elle retourna en centrale. Entendit une dernière fois le rire de Virginie. Tiens bon, ma Virginie. Tu seras dehors avant mes trente ans. Tu pourras aimer à nouveau, bronzer tant que tu veux, à poil si ça te chante ! Ce bateau dont nous avons tant rêvé, tu pourras le prendre et t’endormir sur le pont, en plein soleil. Moi, par contre, je ne pourrai jamais. Je n’ai rien vu de ce monde. Rien. Et je n’en verrai jamais rien. Je n’en côtoierai que les ténèbres.
Virginie l’abandonna, en riant. Elle s’estompa, doucement. Mais d’autres prirent sa place. Daniel, Emmanuelle. Les trois flics du parloir.
Leur promesse à la noix. Mieux vaut les oublier. Ils ne reviendront pas. De toute façon, c’était un piège qu’il fallait éviter.
Le Fantôme souhaitait mourir, elle est sur la bonne voie.
Restait le problème de Daniel. Ce qui s’est passé avec lui ne doit plus jamais se reproduire. Ça m’a affaiblie, rien ne doit m’affaiblir. La nuit dernière, ce type, ce sale type, m’a traitée comme une moins que rien. Et tout à l’heure, je me suis laissé embobiner comme une pauvre imbécile. Comment peux-tu lui pardonner si vite ? Comment peux-tu oublier ce qu’il t’a infligé ? Sinon en t’insultant toi-même.
La douleur, pourtant, était encore bien vivante. Lovée dans son ventre comme un serpent venimeux. Alors pourquoi ? Pourquoi ne pas simplement le haïr ?
Le 22 h 13 l’embarqua dans son sillage. Lui chanta la seule berceuse capable de la délivrer. Enfin, elle sombra. Tout doucement. Une main sur son ventre et l’autre, accrochée à son oreiller.
Même la nuit, elle avait peur de se noyer. Dans le passé ou dans l’avenir.
Un jour, je reprendrai le train. Dans une autre vie, peut-être.
Lundi 30 mai — Cour de promenade — 16 h 00
Marianne, à l’ombre de l’acacia, respirait le parfum délicieux de ses fleurs blanches et sucrées.
Aujourd’hui, récréation bien plus longue qu’à l’accoutumée. Les filles étaient parquées dans la cour depuis midi. Elles n’avaient même pas eu droit à leur déjeuner, juste une ration de biscuits secs avec un demi-litre d’eau. Tout ça parce que les ERIS, les fameuses équipes régionales d’intervention et de sécurité, avaient débarqué en fin de matinée. Les cow-boys, comme les surnommaient les détenus… Surveillants surentraînés ; cagoules, tenues anti-émeute, boucliers, fusils flash-ball… Leurs interventions ressemblaient au débarquement d’une armée de clones de Rambo !
Aujourd’hui, les ERIS s’occupaient de la fouille minutieuse des cellules de chaque bâtiment. Ça pouvait durer des heures. Voire la journée en fonction du nombre de cages à inspecter. Daniel et Monique les secondaient à l’intérieur, tandis que Justine et Solange gardaient un œil sur la cour.
La Marquise, justement, ondulait son corps de rêve sous le soleil, ses cheveux blonds tressés tombant jusqu’au creux de ses reins. Parfaite, pensa Marianne avec amertume. Si belle dehors, si hideuse à l’intérieur.
Justine s’approcha, arrachant Marianne à sa contemplation haineuse.
— T’as pas l’air bien ! s’inquiéta la surveillante.
Marianne lui répondit par un sourire un peu las.
— Si, ça va… Elle est où, VM ?
— À l’infirmerie.
— Mince… Grave ?
— Je ne crois pas non… Tu l’aimes bien, on dirait !
Giovanna passa avec ses courtisanes bon marché, narguant Marianne du regard. Mais elle ne prit pas le risque de s’arrêter alors que Justine était là. La gardienne l’avait prise en grippe depuis longtemps, épiant le moindre de ses faux pas. Pourtant, cette fois encore, elle s’en sortirait sans dommage. Son mafieux d’époux était toujours dehors, lui. En liberté et bourré de fric ! Giovanna avait donc à son service une ribambelle d’avocats, la secondant face au Conseil de discipline en cas de coup dur. Ce qui lui assurait une quasi-impunité.
— T’as des nouvelles d’Emmanuelle ? demanda Marianne.
Justine décida de s’asseoir.
— Oui. Elle se remet doucement. Il semble qu’elle soit tirée d’affaire… Mais… c’est pas toi qui voulais la tuer ?!
— Elle m’a tapé sur les nerfs, c’est vrai ! Mais… Mais je crois qu’elle ne méritait pas ça.
— Je suis heureuse d’entendre cela.
— Et bien sûr, la Hyène va s’en tirer gratos !
— La Hyène ?
— Giovanna chérie !
Justine rigola un bon coup.
— Ça lui va à merveille ! Mais malheureusement… Nous n’avons recueilli aucun témoignage. Dix bavards viendront la défendre, on ne peut pas la conduire au prétoire sans preuve formelle.
— Le monde est injuste ! J’ai jamais eu d’avocat, moi… Tu sais, Justine, je ne pouvais pas témoigner. Si j’étais là pour quelques mois, encore…
— Je comprends, assura la surveillante. Daniel l’a très bien compris aussi.
— Il m’a fait une de ces intox, le salaud !
Elles cessèrent de parler. Marianne fumait sa cigarette.
— Pourquoi tu t’entraînes plus pendant les promenades ?
— Quand j’étais seule, ça allait. Mais là… Ça peut passer pour de la provoc’… Montrer ma science, ça peut exciter les Hyènes !
Justine riait de bon cœur. Ça réconfortait Marianne. Ça lui rappelait un peu le rire de Virginie.
— Pourquoi tu fais ce boulot de merde ?
— C’est pas un boulot de merde ! protesta Justine. Au départ, j’ai passé le concours pour ne plus être au chômage. Ensuite, j’ai trouvé que je pouvais être utile…
— Tu es très utile, affirma Marianne en caressant l’écorce de l’arbre. Sans toi, ce serait invivable ici…
Justine masqua sa gêne derrière un timide sourire.
— Tu exagères !
— Tu me connais ! Bon, elles en ont encore pour longtemps, les cagoules ?
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