— Déshabille-toi, ordonna-t-il d’une voix sèche.
Encore pire que ce qu’elle redoutait. Mais il fallait en finir au plus vite. Même si elle aurait encore préféré mourir.
Imagine la survie sans came et sans clopes, Marianne. Ce n’est rien. Ça sera vite passé. Un mauvais moment, rien de plus. Rien d’important… Elle ôta son pull, le froid la mordit à pleines dents. Les yeux du chef brillaient dans la pénombre, elle aurait voulu les lui crever. Puis elle enleva son jean, ses chaussures. Il ne lui restait pas grand-chose. Il ne lui resterait bientôt plus rien.
Il la retourna brutalement contre la grille. Son visage percuta l’acier de plein fouet. Il lui tenait les poignets, l’écrasait contre les barreaux glacés. Ravivant volontairement ses blessures. Mais la suite fut bien pire, encore. La douleur lui arracha un cri. À son grand désespoir.
Ne lui montre pas que tu souffres, Marianne ! Il prend déjà assez son pied comme ça !
Sans came et sans tabac, ce serait l’enfer.
Mais là, c’est quoi d’autre que l’enfer ?
Chaque coup de reins lui déchirait le cœur, la tête. Une phrase la harcelait : pourquoi je suis forcée de faire la pute dans un cachot ? Parce que je les ai tués. Parce que je le mérite.
Non ! Non ! Je ne mérite pas ça ! Personne ne mérite ça…
Ça lui sembla interminable. Une damnation éternelle. Jamais elle ne s’en remettrait. Jamais il ne s’arrêterait… Mais forcément, il s’arrêta. S’épuisa en elle. Ce n’était pas le Diable, juste un homme. Il resta un instant sans bouger, pesant de tout son poids sur elle. Assommé de plaisir. Puis il lâcha ses poignets, elle resta crucifiée sur son calvaire. Comme s’il continuait. Il renoua sa ceinture, ramassa les vêtements de Marianne, les lui jeta à la figure.
— Rhabille-toi.
Il la fixait, plein d’une suffisance intolérable. C’est toi qui as gagné, Marianne ! Drôle de victoire… Il alluma une cigarette tandis qu’elle remettait ses fringues. Il n’en perdit pas une miette.
— Allez, on y va, dit-il.
Reste digne, Marianne. Mais comment rester digne après ça ? Pourtant, elle garda la tête haute. Sauf qu’une vague noire et sale la submergeait. Jusqu’à lui couper la respiration. La lumière crue du couloir faillit briser en mille morceaux son masque fragile. Tout juste bon à dissimuler quelques minutes encore les ruines d’une vie dévastée.
Daniel la stoppa. Dernière torture, son sourire, d’une odieuse cruauté. Il était presque inhumain.
— Voilà ! Maintenant, tu as une bonne raison de me détester ! C’est ce que tu voulais, non ?
Elle se dégagea de son emprise, continua d’avancer, marche après marche, drapée dans ce qui survivait de sa fierté. Sa main agrippait la rampe en ferraille, lui évitant de flancher. Dur de marcher quand on a les jambes sciées. Mais la seule chose qui importait, c’était de ne pas pleurer. S’il le fallait, elle continuerait sur les genoux. Puis en rampant.
Ne pas montrer, ne pas avouer. Qu’elle avait mal à en crever.
Il était devant, elle voyait son dos large et puissant. Elle n’avait même plus envie d’y planter un couteau. Juste envie de solitude pour laisser libre cours à ce raz-de-marée qui la suffoquait. En haut de l’escalier, il s’assura que la voie était libre.
Monique ronflait dans la salle de repos. Il saisit Marianne par le bras, la conduisit jusque devant la 119. Visages de pierre, regards de glace. Il serra un peu plus sa poigne.
— Tu vois, c’est très facile pour moi de te faire mal, murmura-t-il.
— Oui. Tu viendras lundi soir ? demanda-t-elle d’une voix atone.
— Bien sûr… Je n’ai qu’une parole. Et puis t’avais raison finalement, c’est si bon avec toi, pourquoi je m’en priverais ?
— D’accord.
Il fut un peu surpris par ce manque de résistance qui gâchait presque son ivresse. Il ouvrit discrètement la porte, Marianne entra. Elle sursauta lorsque la clef viola la serrure. Le Fantôme, brutalement extirpé de son sommeil chimique, se redressa sur son lit.
— Marianne ? Comment ça va ?
— Ça va. Rendors-toi.
— T’étais où ?
— J’ai pas envie de parler ! répondit-elle en y mettant ses dernières forces. Alors tu dors et tu m’oublies !
Emmanuelle retomba sur l’oreiller. Marianne se mit à épier le moindre bruit. La respiration régulière de sa co-détenue lui signifia une minute plus tard qu’elle avait replongé dans son coma. Elle prit une cigarette. Sous la fenêtre ouverte, elle posa une main contre le mur. Pour ne pas tomber.
Elle pouvait maintenant laisser la déferlante sombre monter jusqu’à son cerveau. Noyer la cellule en entier. Laisser le masque se déchirer.
Daniel s’allongea sur son vieux lit de repos, dans un recoin de son bureau. Il fumait, les yeux rivés au plafond crasseux. Il se sentait bizarre. Un peu comme s’il avait forcé sur la bouteille. Légèrement éméché. Le plaisir, sans doute. Tellement fort… Il essayait de savourer sa revanche. La façon dont il lui avait montré qu’il était bien le plus fort. Le chef de meute. Comment il avait réussi à la réduire au silence. À la soumettre.
Mais quelque chose ne passait pas. Quelque chose pourrissait sa victoire. Là, en plein dans les tripes, un coup de poing à répétition.
Muni de sa Maglite, il s’aventura dans le couloir. Appelé par un étrange besoin. Besoin de la voir dormir. D’être rassuré. Face à la 119, il hésita. Un drôle de pressentiment, comme si en poussant la trappe, un monstre allait lui sauter au visage. Pourtant, il fallait faire vite. Monique n’allait pas tarder à émerger pour sa ronde nocturne. Il ouvrit le judas avec précaution. Dans le noir, il ne vit rien. Mais ce qu’il entendit lui comprima la poitrine.
Une sorte de plainte étouffée, le cri d’un animal mourant.
Il positionna la torche, appuya sur le bouton…
Là, il dégrisa sur-le-champ. Oublia même de respirer, hypnotisé par le supplice qui martyrisait ses yeux.
Marianne lui tournait le dos, à genoux sous la fenêtre, face au mur ; son visage touchait presque terre. Une main au sol, l’autre dans sa bouche pour juguler ses cris. Ce corps familier n’était plus qu’un séisme. Un amas de chairs en souffrance.
Il éteignit le faisceau lumineux, referma la trappe en vitesse. Elle tournait peut-être son visage dévasté vers la porte. Il échapperait au moins à son regard. Il dut s’adosser au mur quelques instants pour reprendre son souffle. Le réveil de Monique sonnant la charge, il repartit à la hâte vers son bureau pour éviter la rencontre. Il ferma à double tour, se laissa tomber sur son lit de fortune. Il entendit la gardienne entamer sa ronde. Elle allait voir Marianne qui pleurait. Qu’importe. Elle passerait son chemin.
Mais lui, ne voyait qu’elle. Impossible d’effacer cette image. Il se dépêcha d’allumer une cigarette. Tira dessus comme si ça pouvait le rendre aveugle et sourd. L’échine cassée en deux, les jambes repliées, Marianne se balançait doucement d’avant en arrière. Là, devant lui. Il se mit à pleurer. À l’unisson avec elle.
Il aurait voulu la prendre contre lui, ils auraient dû pleurer ensemble.
Oui, Marianne, tu as raison. Tu n’es pas comme les autres pour moi. Mais ça, jamais je ne pourrai te l’avouer. Je n’en ai pas le courage. Ni même le droit, de toute façon.
Il tentait de penser à ses gosses, à leur mère. Sa femme. Ceux qu’il croyait chérir plus que tout au monde. Mais ils avaient tous le visage de Marianne. Il ferma les yeux, ce fut pire encore. Il voyait sa nuque blanche, ses épaules, pendant qu’il… Insupportable. Ça le frappa au bas du ventre, comme un coup de poignard.
Il se tourna face au mur, serra les poings. Rossa violemment son matelas.
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