— La veille de l’expulsion, je leur ai fait avaler des somnifères, à leur insu…
Des respirations saccadées rythmaient l’abominable récit. Marianne se concentrait sur l’horreur, sur cette voix étrangère qui la conduisait en enfer sans virage inutile, qui la détournait de ses propres tourments.
— J’ai pris des somnifères, moi aussi. Je voulais qu’on parte tous les quatre ensemble…
— Quatre ?
— Moi et mes… trois enfants. Je pensais qu’on se retrouverait là-haut…
— Là-haut ? Tu crois à ces conneries ?! s’exclama Marianne.
Emmanuelle la gifla du regard. Comment osait-elle l’interrompre ? Il fallait qu’elle aille au bout du chemin. Sauf qu’au bout du chemin, elle y était déjà.
— Ils se sont endormis. Moi aussi. Sûre de ne jamais me réveiller. Que tout allait s’effacer en douceur… Que tout était enfin fini.
— Sauf que toi, tu t’es réveillée, pas vrai ?
Elle hocha la tête, étranglée par la souffrance.
— Moi et Thomas, parvint-elle à dire.
Marianne frémit à la simple évocation de ce prénom.
— À l’hôpital, ils m’ont dit qu’Amandine et Sylvain étaient morts, que Thomas était dans le coma. Moi, ils m’ont trouvée juste à temps. Pourquoi, ils ne m’ont pas laissée ? Pourquoi ?
— Tu aurais dû les laisser partir dans un foyer… Tu les aurais récupérés un jour ou l’autre.
— Non, je savais que s’ils nous séparaient, ce serait pour toujours ! se défendit Emmanuelle avec désespoir. C’était tellement insupportable ! Tu peux pas comprendre !
Elle se mit à sangloter. Marianne serra la couverture. Un drôle de monstre, ce Fantôme.
— Si tu savais comme je regrette ! gémit-elle. Comment j’ai pu faire une chose pareille… ! J’ai assassiné ceux que j’aimais le plus au monde ! Ma seule raison de vivre.
Ses pleurs redoublèrent de violence. Marianne regretta soudain de l’avoir poussée à ces confidences terrifiantes. Un peu comme si elle avait ouvert les vannes d’un barrage et qu’une eau boueuse submergeait la cellule. Mais un jour ou l’autre, ce serait sorti, de toute façon. Elle l’écouta pleurer, noyée dans sa propre souffrance. Après le soulagement de l’aspirine, ses douleurs revenaient à l’assaut. Et le manque s’invitait à la fête. À chaque inspiration, ça devenait plus dur.
Ça serait bientôt insoutenable. Il fallait penser à autre chose.
— Et… Thomas ? demanda-t-elle.
Emmanuelle essuya ses joues de la paume de sa main.
— Toujours à l’hôpital… D’après le juge, il est tiré d’affaire. Je ne peux même pas aller le voir… Je ne le verrai plus jamais !
— Mais si… ! Il pourra te rendre visite au parloir. Quand il ira mieux. Il a quel âge ?
— Quatorze ans. Il ne voudra plus jamais me parler après ce qui s’est passé !
Marianne regardait les mains d’Emmanuelle se tordre de douleur, ses yeux qui saignaient. Elle imaginait son cœur en train de se fendre sous le poids de la culpabilité. Mais elle n’arrivait pas à compatir. Elle essaya juste de trouver quelque chose pour l’apaiser.
— T’en sais rien… Il viendra peut-être te voir, tu pourras lui expliquer la raison de ton geste…
Emmanuelle fit non de la tête.
— Je voulais mourir ! Je veux mourir, maintenant !
— Thomas aura besoin de toi… Tu ne peux pas lui faire ça ! T’as pas le droit !
Marianne s’étonna elle-même. Qu’est-ce qui me prend avec ma morale à la con ? Si elle veut mourir… De toute façon, c’est foutu. Son fils va la haïr, chaque jour un peu plus. Sa vie est bousillée. Alors…
Et la mienne ? Elle n’est pas bousillée, peut-être ? Après tout, je m’en balance de sa vie et de ses problèmes ! Faut être complètement malade pour suicider ses gosses…
Emmanuelle se moucha avec du papier toilette.
— Et toi ? T’es là pourquoi ? poursuivit-elle en avalant un anxiolytique comme on prend un bonbon à la menthe.
— J’ai pas envie d’en parler.
Emmanuelle fut blessée par ce refus, elle qui venait de se livrer sans retenue.
— T’as été jugée ? ajouta-t-elle après un long silence.
— Oui.
— Et combien d’années il te reste à faire ?
— Le nombre d’années qu’il me reste à vivre.
— Mon Dieu…
— Y a pas de dieu ! trancha Marianne avec fureur. Tout ça, c’est des foutaises ! Des trucs pour anesthésier les gens ! Tu comprends donc rien ?!
Elle se mit soudain à s’agiter. Était-ce la confession tragique qu’elle venait d’endurer ou cette soudaine colère qui avait ranimé le mal ? Son corps se raidissait d’une façon effroyable. Secouée de spasmes, son dos se cambrait, ses mains se crispaient. Comme si elle subissait les attaques d’une multitude de dagues invisibles. Puis elle se relâchait quelques secondes, fermait les yeux. Jusqu’à la crise suivante. Emmanuelle la regardait se débattre, désarmée.
— Faut que je voie le chef ! gémit Marianne.
— Le chef ?… Mais comment je fais ?
Marianne repoussa soudain les couvertures d’un geste brutal, tenta de se lever, chuta aussitôt lourdement et se retrouva à quatre pattes par terre. Emmanuelle se rua vers la porte et tambourina de ses poings fragiles.
— Au secours ! hurlait-elle. Venez m’aider !
Elle répéta inlassablement cette litanie, se retournant parfois pour regarder sa co-détenue roulée en boule sur le sol. Au bout de cinq minutes, la trappe s’ouvrit enfin. Monique lorgna à l’intérieur de la 119 mais demeura dans le couloir.
— Que se passe-t-il ?
— S’il vous plaît ! Venez vite ! Marianne ne se sent pas bien !
— Calmez-vous ! ordonna Delbec. Qu’est-ce qu’elle a ?
— J’en sais rien ! Elle allait mal, elle tremblait et puis… Elle a voulu se lever, elle est tombée…
— Bon, je vais chercher le gradé.
— Mais dépêchez-vous, bon sang !
— Gardez votre calme, madame Aubergé. À cette heure-ci, je n’ai plus les clefs des cellules. Seul le chef peut ouvrir. Nous serons de retour dans quelques minutes.
Monique soupira en prenant le chemin du bureau. La soirée s’annonçait mal. Son cadet avait de la fièvre, ses brûlures d’estomac refusaient de la laisser en paix… Sans parler de la fringale. Vraiment des conneries, ces régimes ! En plus, Daniel était le gradé de permanence, cette nuit. Impossible de dormir tranquille… Maintenant, une détenue qui faisait un malaise. Et pas n’importe quelle détenue !
Dans la cellule, Emmanuelle s’était accroupie auprès de Marianne. Elle avait posé une main tremblotante sur son épaule, ne sachant pas quoi faire d’autre.
— Ça va aller, disait-elle tout bas. Ça va aller. Tiens bon…
Tout juste si Marianne l’entendait. Elle aurait seulement aimé qu’elle enlève sa main, mais elle ne trouvait pas la force de le lui dire. Encore moins celle de lui échapper.
Dix interminables minutes plus tard, Monique réapparut en compagnie de Daniel. Elle s’approcha de Marianne, avec prudence. Et si c’était la dernière de ses fourberies ?
— Mademoiselle de Gréville ?
Marianne ouvrit les yeux. Complètement figée dans sa position de repli, elle ressemblait à une poupée de plastique plus vraie que nature.
— Vous voulez qu’on appelle le médecin ?
Daniel s’avança à son tour et regarda la jeune femme quelques secondes. Puis il la prit dans ses bras avant de quitter la cellule. Monique le suivait comme son ombre. Il se rendit dans la salle de repos jouxtant le bureau des surveillantes et posa Marianne sur le lit où dormaient habituellement les gardiennes pendant la nuit. Il fallait maintenant se débarrasser de Monique.
— Je m’en occupe, dit-il. Faites votre ronde.
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