— La jeter en pâture aux autres dans la cour, ça équivaut à un suicide, fit remarquer Justine avec pertinence.
— Je le sais bien, concéda son chef. Mais on n’a pas vraiment le choix ! C’est déjà bien que Marianne ait compris qu’elle ne devait pas la toucher.
— Elle n’est pas en état de la toucher ! contre-attaqua Justine. Mais dès qu’elle aura retrouvé ses forces… Si toutefois elle les retrouve un jour…
Daniel posa sa tasse dans l’évier. Si fort qu’il l’ébrécha.
— Qu’est-ce que tu racontes ! Elle n’est pas mourante, que je sache ! Elle allait plutôt pas mal quand je l’ai ramenée en cellule.
— Au fait, j’ai attendu jusqu’à plus de vingt heures et vous n’étiez toujours pas remontés, poursuivit la surveillante d’un ton soupçonneux. Comment ça se fait ?
— Elle avait besoin de se confier.
— À toi ?
— Oui, à moi ! Et j’ai pris le temps de l’écouter… Tu vois, je ne suis pas un monstre !
Justine se sentit soudain comme dépossédée. D’habitude, c’est à elle que se livrait la petite.
— N’empêche que tu l’as bien amochée.
— On voit que tu t’es jamais battue contre Marianne !
— Elle était menottée quand on l’a descendue au cachot.
Daniel revint s’asseoir. Visiblement, cette conversation commençait à devenir éprouvante pour lui. Il alluma une cigarette, Monique se hâta d’ouvrir la fenêtre et de tousser, pour la forme.
— Je l’ai détachée quand tu es partie. J’avais l’intention de lui parler mais elle s’est jetée sur moi.
— J’en crois pas un mot ! s’écria Justine.
— Et le bleu que j’ai sur la figure ? Elle me l’a fait comment à ton avis ? Pas avec les mains liées dans le dos, en tout cas !
— Dans l’état où elle était, c’était de la folie de la détacher ! Il fallait la laisser se calmer…
— Tu n’as pas à m’apprendre mon métier ! coupa le chef d’une voix autoritaire. Et puis on a déjà eu cette discussion, on va pas en causer pendant des mois ! Tu te fais beaucoup trop de souci pour elle, je t’assure. C’est pas ces quelques coups qui vont…
— Ces quelques coups ? Tu l’as carrément passée à tabac ! Tu aurais dû la sanctionner, pas la démolir ! La rumeur commence à circuler parmi les détenues. Les surveillants ont tabassé une fille !
— Et toi, tu commences à me tabasser les nerfs ! Si on ne lui explique pas les choses par la manière forte, c’est peut-être à l’une de vous qu’elle s’en prendra la prochaine fois. Ou bien elle tuera madame Aubergé. C’est ça que vous voulez ? Rien à foutre des rumeurs ! Ce n’est ni la première ni la dernière qui circulera dans la cour.
Monique choisit son camp. Malgré son obéissance quasi militaire au règlement, elle partageait l’avis du gradé sur le cas Gréville. Une bête féroce ne pouvait être traitée comme les autres.
— Vous avez bien agi, dit-elle d’une voix de lèche-bottes qui termina d’excéder sa collègue.
Daniel la remercia d’un sourire puis se tourna vers Justine.
— Arrête de t’inquiéter pour elle, tu veux ? On a d’autres filles à s’occuper ici… Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus.
Justine baissa les armes, à court de munitions. Elle rejoignit dans les couloirs l’auxi chargée du ramassage des plateaux en fin de repas. Le chef s’octroya un deuxième café. Sa mine réjouie avait laissé place à un air renfrogné.
— Monique, allez me chercher Marianne. Amenez-la dans mon bureau, s’il vous plaît.
Il passa dans son minuscule office, à deux pas de celui des surveillantes. Il alluma une cigarette, s’installa dans son fauteuil. Il fallait qu’il la voie, qu’il lui parle. Mais pour lui dire quoi ? Il aurait dû y réfléchir avant d’envoyer Delbec la chercher. Plus de vingt-quatre heures qu’il y réfléchissait. Il improviserait.
Cinq minutes plus tard, il eut un choc en voyant Marianne. Livide, les yeux fardés d’un mauve profond. La lèvre ouverte et enflée, un hématome énorme sur le côté droit du visage. Le front humide, l’équilibre précaire. Une souffrance qui marchait lentement vers lui. Leurs regards se frôlèrent une seconde, puis Daniel s’éclaircit la voix.
— Monique, vous pouvez nous laisser ?
La surveillante le considéra avec une stupeur agaçante. Non, elle ne pouvait pas. Le règlement le lui interdisait. Il la reconduisit dans le couloir.
— De quoi avez-vous peur Monique ? Je veux juste lui parler, rien de plus… Personne n’en saura rien !
— Tout de même…
— Quoi ? Vous pensez que j’ai l’intention de la violer ?
Il avait choisi le mot le plus brutal, celui qui allait faire mouche à coup sûr.
— Non, bien sûr que non ! s’offusqua-t-elle. Qu’allez-vous donc vous imaginer !
Son visage outré s’était enflammé si violemment que ses joues rondes paraissaient sur le point d’éclater comme deux ballons surgonflés à l’hydrogène.
— Bon, dans ce cas, vous m’accordez dix minutes seul avec elle, d’accord ?
Marianne n’avait pas bougé, toujours debout, face à la table en formica encombrée de dossiers multicolores qui semblaient l’obnubiler. Il ouvrit la fenêtre, observa dehors à travers les barreaux. Il avait éprouvé l’impérieux besoin de ce tête-à-tête. Maintenant il réalisait qu’il ne pouvait autoriser son cœur à s’épancher.
— Qu’est-ce que tu es allée raconter pour les traces de coups ? demanda-t-il en lui tournant le dos.
Marianne aussi, avait eu le loisir de songer à cette rencontre. Imaginé cent fois ce moment crucial dans sa tête. Elle s’était préparée à paraître d’une indifférence blessante à son égard. Ne jamais montrer, ne jamais avouer. Lui laisser croire que tout était déjà oublié. Qu’elle ne souffrait pas, qu’elle n’y pensait même plus. Mais, dans son scénario, lui y penserait encore ; lui souffrirait. Il ne pourrait cacher ses sentiments, ce qu’il avait ressenti, ressentait encore. Lui, montrerait sa faiblesse. Et sa faiblesse, ce serait elle, bien entendu. Elle avait anticipé tout cela, rejoué la scène entre ses quatre murs. Elle avait tout prévu. Ça ne pouvait être autrement.
Tout prévu. Sauf qu’elle aurait le cœur qui battrait bien trop vite face à son visage. Qu’elle aurait cet étrange pincement au ventre en croisant ses yeux, en voyant ses mains. Ses mains, oui.
Elle avait tout prévu sauf qu’elle ne serait pas aussi forte qu’avant.
— Alors ? répéta-t-il en haussant la voix. Tu as dit quoi ?
Elle sursauta et se concentra sur ses plans.
— Que j’avais raté une marche et que j’étais tombée.
— Alors pourquoi les filles font-elles courir le bruit que tu as été frappée par des surveillants ?
— T’as vu ma gueule ? Tu crois vraiment qu’elles peuvent avaler un bobard pareil ?! Qu’est-ce que tu voulais que j’invente ?
Évidemment. Il perdait un peu ses moyens. Inutile d’être agressif. On est agressif quand on se trouve en situation de faiblesse.
— De toute façon, c’est sans importance… Pourquoi tu ne veux pas aller en promenade ?
— Je suis pas en état. J’ai la tête qui tourne.
Il se retourna enfin et effleura son front, brûlant. Elle frissonna des pieds à la tête. Sa main, le contact de sa main.
— Je crois que tu m’as pété une côte… Ou peut-être deux.
Son visage se crispa.
— N’importe quoi ! T’as dû choper la crève ou une saloperie dans le genre… Pourquoi tu ne prends pas quelque chose ?
— J’ai commandé de l’aspirine à Pariotti, hier. Mais bien sûr, elle a oublié de me l’apporter !
Du tiroir de son bureau, il sortit un sachet d’Aspégic comme le magicien un lapin de son chapeau.
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