Deux bols de chicorée tiède, deux tranches de pain, deux minuscules plaquettes de beurre. La porte se referma bien vite sur ce festin royal.
Premier repas en compagnie du Fantôme.
Elle avait promis à Daniel. Lorsqu’il l’avait ramenée en cellule, au milieu de la nuit. Comme on se débarrasse d’un truc gênant. Non, il l’avait embrassée une dernière fois, contre la porte. Un baiser inoubliable… Promis qu’elle laisserait madame Aubergé tranquille. Ou du moins qu’elle ne porterait pas atteinte à son intégrité physique. Elle ne se souvenait plus très bien. Elle ne voulait pas s’en souvenir. Depuis quand je promets, d’abord ?
Emmanuelle ne descendit pas de son promontoire, trop effrayée sans doute à l’idée d’affronter sa co-détenue. Alors Marianne se leva, ravie de déjeuner en solitaire. Elle plia sous les lances qui lui transperçaient le corps mais il fallait qu’elle mange, plus de trente-six heures qu’elle n’avait rien dans l’estomac. Tandis qu’elle tartinait son pain, elle entendit trembler l’échelle dans son dos.
Putain ! C’était trop beau ! Peut pas attendre que j’aie fini ? Emmanuelle resta pétrifiée, la bouche ouverte dans une mimique grotesque.
— Qu’est-ce qu’y a ? souffla Marianne. Tu veux ma photo ?
— Votre visage…
— Quoi, mon visage ? Ma gueule te revient pas, peut-être ! Je me suis fait tabasser si c’est ce que tu veux savoir. À cause de toi, salope !
Emmanuelle se désintégra sur place tandis que Marianne regagnait son lit en emportant son bol et sa tartine. Impossible de manger devant l’autre. Madame Aubergé tournait la cuiller dans la chicorée, machinalement, les yeux dans le vide, la mine mortifiée. Ce simple bruit excéda Marianne.
— Tu vas tourner cette cuiller pendant cent ans, ou quoi ? Tu veux que je te la fasse bouffer ?
Emmanuelle se dépêcha de boire son breuvage infâme, avalant au passage un impressionnant assortiment de pilules multicolores qui auraient suffi à ensuquer un régiment entier de légionnaires. Une pro des anti-dépresseurs et anxiolytiques en tout genre, le Fantôme !
Marianne fit alors main basse sur sa ration. Elle était tellement affamée qu’elle aurait avalé n’importe quoi.
— Surtout, tu la fermes ! menaça-t-elle. Hier, ils ont oublié de me filer à manger… Ils m’ont juste cassé la gueule ! Alors tu me dois bien ça, pas vrai ?
Elle retourna sur son pieu pour savourer son butin. L’autre était si maigre, déjà ! Ça ne changerait pas grand-chose. Et puis il fallait bien que cette cohabitation forcée lui apporte quelque chose.
— Je suis désolée, murmura Emmanuelle. Je ne voulais pas qu’ils vous frappent… Je ne vous ai pas dénoncée, je vous le jure !
— Ferme-la ! ordonna Marianne en déchiquetant son pain. J’aime bouffer en silence. Alors tes excuses, tu peux te les mettre où je pense, compris ?
Emmanuelle reçut la gifle de plein fouet et plongea les yeux au fond du bol. Marianne ouvrit la fenêtre, fuma une deuxième cigarette, debout sous le carré de lumière. Mais une autre quinte de toux la cassa en deux. Elle lâcha sa clope, hurla de douleur, agrippée au montant du lit et s’effondra sur son matelas, le visage déformé par l’effort. Elle s’était mordu la lèvre, rouvrant sa blessure, le sang coulait jusque dans son cou.
Les yeux fermés, elle tenta de contrôler sa respiration désordonnée. Lorsqu’elle rouvrit les paupières, elle vit Emmanuelle penchée au-dessus d’elle et sursauta.
— Vous voulez que j’appelle une surveillante ?
— Dégage ! J’ai besoin de personne, surtout pas d’une criminelle de ton espèce ! T’es qu’une pourriture qu’a tué ses gosses ! Si tu crois que je suis pas au courant !
— Je vous interdis de dire ça ! hurla soudain Emmanuelle.
Marianne se redressa, serra les poings, surprise par cette inhabituelle rébellion. Son sang disputait un rallye dans ses veines. Le Fantôme se rebiffe ? Elle va voir de quel bois je me chauffe !
— Tu m’interdis rien du tout, t’as même pas le droit d’ouvrir ta sale gueule…
— Vous ne savez rien ! Vous ne savez rien ! Je voulais juste… Je…
Elle ne put finir sa phrase, interrompue par ses sanglots.
— Tu voulais juste t’en débarrasser ? Ben voilà, c’est fait ! Bravo ! Et… C’était pas trop dur de tuer des gosses ? T’as pas eu besoin d’aide, t’as fait ça toute seule ?
Marianne conclut sa tirade par un ignoble sourire. Quand on me cherche, on me trouve ! Sauf que maintenant, j’en ai pour une heure à l’entendre couiner comme si elle s’était coincé le doigt dans une porte ! Insupportable.
Elle allait se rallonger, lorsque le Fantôme passa à l’attaque, sans préavis ni déclaration de guerre. Elle lança une chaise en direction du lit avec une force disproportionnée par rapport à ses bras maigrelets. Marianne se protégea le visage mais reçut le projectile de plein fouet. Le Zombie fonça droit sur elle, toutes griffes dehors. Démon hystérique. Un peu sonnée, Marianne n’eut pas le temps de se lever. Emmanuelle lui sauta dessus, enfonça un genou dans ses côtes, lui arrachant un cri de douleur. Puis la gifla violemment, lui griffa le visage avant de la saisir par les cheveux et de taper son crâne contre le mur. Marianne riposta par une droite en pleine figure et parvint enfin à se dégager. Une fois debout, elle plaqua Emmanuelle contre le montant du lit, serrant sa poigne sur son cou fragile. Le Fantôme s’étouffait lentement, comme la proie du boa constrictor. Elle avait saisi le poignet de Marianne avec ses deux mains. Mais rien ne pouvait la faire lâcher. Rien.
Emmanuelle voyait sa propre mort se refléter dans les prunelles sombres de Marianne comme dans un miroir terrifiant. Tant de jouissance dans ce regard, tant de force destructrice dans cette main ! Marianne la souleva doucement jusqu’à ce que seule la pointe de ses orteils effleure le sol.
— Tu veux que je te tue ? murmura-t-elle. C’est ça que tu veux ? Si je t’élimine, je vais avoir de gros ennuis, tu sais… Mais après tout, c’est pas grave. Ça fera toujours une ordure de moins sur cette terre. Et au moins, j’aurai la cellule pour moi toute seule…
Emmanuelle bougea les pieds dans le vide. Ses yeux se gonflaient de terreur, prêts à jaillir de leurs orbites. Ses lèvres virèrent progressivement au bleu.
— Qu’est-ce qu’il y a ? continua Marianne d’une voix glacée. T’as peur ? Tu veux pas rejoindre tes gosses ? Tu crois qu’ils ont eu peur eux aussi, quand tu les as massacrés ?
Ses pieds cessèrent de gesticuler dans tous les sens, ses yeux montèrent vers le plafond. Marianne lâcha prise, la regardant s’affaisser lentement puis avaler un filet d’air avec un bruit effrayant. Celui d’un aspirateur. Emmanuelle porta ses mains à sa gorge, toussa violemment, cracha sur sa jolie robe d’ivoire.
— Si tu refais ça, je te tue, annonça froidement Marianne. C’est bien compris ?
Le Fantôme hocha la tête, encore incapable d’utiliser ses cordes vocales.
— La surveillante va arriver d’une seconde à l’autre. Alors tu vas te lever, essuyer le sang qui coule de ton nez… Si elle te demande ce qui t’est arrivé, tu réponds que t’es tombée et que tu t’es tapée contre le lavabo, pigé ?
Encore un signe de tête qui voulait sans doute dire oui.
— Très bien.
Marianne alluma une nouvelle cigarette. L’effort avait ravivé ses douleurs mais elle se sentait curieusement apaisée. Elle ne l’avait pas tuée. À peine blessée. Je me suis contrôlée.
Emmanuelle tituba jusqu’aux toilettes et effaça les traces rouges sur son visage. Elle essaya aussi de nettoyer sa robe. En vain. Elle s’exila ensuite dans un coin de la cellule.
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