— J’veux pas y aller !
Il l’empoigna par un bras mais elle tenait bon.
— Arrête de m’emmerder ! J’ai pas que ça à foutre ! Amène ta sale petite gueule de taularde !
Marianne, toujours agrippée au métal, commença à crier et à pleurer en même temps, tout en glissant jusqu’au sol. Ses sanglots ressemblaient à des convulsions qui secouaient son corps comme des chocs électriques.
Daniel referma la grille, s’assit à côté d’elle. Jamais encore il ne l’avait vue dans cet état. L’hémorragie interne était bien là ; hémorragie de larmes, de cris et de souffrance trop longtemps refoulés. Pourtant, dans un ultime effort, elle essayait encore de maîtriser le raz-de-marée, d’endiguer le flot. Il l’attira contre lui avec l’impression d’enlacer un bloc d’acier.
— Laisse-toi aller, murmura-t-il. Vaut mieux que ça sorte maintenant…
Elle posa sa tête à la naissance de son cou, accrocha ses mains à ses épaules. Et se libéra enfin du trop-plein. Pleurs diluviens… Il la laissa inonder son pull pendant de longues minutes. Jusqu’à ce que l’acier fonde. Il caressa ses cheveux en bataille. Embrassa même son front. Comme ça qu’il consolait sa fille. Sauf que Marianne n’était pas sa fille. Qu’elle suscitait en lui des sentiments bien différents. Un peu dangereux même. Mais ces gestes semblant l’apaiser, il continua. Longtemps.
— Ça va mieux ? s’enquit-il.
Elle s’écarta un peu de lui. Tout juste si elle arrivait à ouvrir les yeux.
— Tu pourrais pas éteindre la lumière ? demanda-t-elle d’une voix chevrotante.
Il appuya sur l’interrupteur puis revint près d’elle. Il alluma une cigarette, la lui donna. Une clarté chimique entrait par le soupirail, aucun bruit ne venait les déranger. Daniel s’octroya aussi une clope. Son pull était trempé. Y a des jours comme ça. Un pull taché par le sang de Marianne, un autre par ses larmes. Il avança sa main, frôla ses cheveux puis sa joue. Elle la saisit au passage, la garda dans la sienne, tourna le visage vers lui. Il devinait ses yeux qui brillaient de mille feux. Ça coulait encore. Comme une averse qui s’éternise. Elle termina sa cigarette et la jeta dans les chiottes. Panier. Elle ne ratait jamais.
— On y va ? fit Daniel. Faut remonter, maintenant…
Sa main se crispa de terreur dans la sienne. Elle n’était pas encore prête.
— Je… Je voudrais rester ici… T’as qu’à donner ma cellule à l’autre…
Daniel sourit. S’il avait cru entendre ça un jour…
— Tu retournes en 119…
— Je vais lui faire du mal ! gémit Marianne. J’vais lui faire du mal ! Je sais faire que ça ! Je suis mauvaise, pourrie jusqu’à l’os !
Il cessa de sourire, profondément ébranlé. Elle s’était remise à pleurer, se laissant de nouveau fondre contre lui. Il cherchait les mots, mettait du temps à les trouver.
— Tu vois, tu dis rien ! murmura-t-elle entre deux sanglots. Parce que tu sais que j’ai raison… Faut que ça s’arrête ! Faut m’abattre. Comme les chiens enragés ! T’as qu’à me tuer ! Tu diras que je t’ai menacé ! Que je t’ai attaqué !
— Arrête tes conneries ! répondit-il d’une voix tranchante.
C’était trop dur à entendre, même pour lui qui avait vu et entendu les pires choses.
Elle s’agrippait à Daniel comme si elle était en train de couler. Jamais encore, elle ne s’était sentie si proche de lui. Longtemps qu’elle ne s’était sentie si proche de quelqu’un.
— J’aurais pas dû te frapper ce matin, dit-il comme s’il se parlait à lui-même.
— T’aurais dû taper plus fort… Ça serait fini, maintenant.
Il tenta de comprendre sa douleur. De la partager. Longtemps qu’il n’avait pas souffert comme ça.
— Il faut garder espoir, Marianne… Je sais que c’est dur, la taule, mais…
— Tu comprends rien… C’est moi que je supporte plus… Voir ce que j’ai fait, ce que je suis devenue… Toutes les nuits, je me revois en train de tuer ces gens… Ils reviennent, tout le temps. Même quand je rêve…
Encore plus grave qu’il ne l’avait cru. Mais il devait penser à lui, en premier. Refuser qu’elle l’entraîne au fond du gouffre. Il voulut s’éloigner, elle s’accrocha à lui, désespérément. Il serra les mâchoires. C’était lui le coupable. Il avait franchi les limites à ne jamais franchir. Commis les fautes à ne jamais commettre. Comment la rejeter maintenant ? Comment la laisser se noyer ? Comment trouver assez de cruauté pour l’abandonner ? Peut-être la confier à Justine ?
— Marianne, on va remonter, maintenant… Si tu veux, tu pourras parler avec Justine…
— Non ! Je t’en prie ! Elle me déteste !
— Mais non, pas du tout ! J’ai menti ! Je voulais juste que tu pleures un bon coup ! Elle ne te déteste pas. Elle est même allée voir le directeur parce que je t’ai frappée !
Marianne le dévisagea avec une angoisse démesurée.
— Tu vas te faire virer ?
Il se força à sourire.
— Non ! Je suis bien trop malin pour ça !
— J’veux pas que tu te fasses virer…
Elle avait la sensation de se débattre dans un marécage, de boire la tasse sans arrêt. Pourquoi avait-elle envie de rester près de lui ? Lui qu’elle avait détesté si souvent, méprisé tant de fois… Lui qu’elle avait haï du fond de sa cellule tant de nuits durant. Lui qui l’avait frappée si fort ce matin !
— C’est gentil, fit-il en masquant sa gêne. Mais rassure-toi, ça n’arrivera pas… Faut qu’on y aille, maintenant. On t’a gardé un plateau au chaud…
— J’ai pas faim.
— T’as rien avalé de la journée. Va bien falloir que tu manges…
Il était à court d’idées pour la faire décrocher. Bien sûr, il restait la manière forte. Celle-la même qu’il utilisait si souvent avec elle. Mais il ne se sentait pas l’âme d’un maton, ce soir. Comme s’il avait laissé l’uniforme au vestiaire. Une parenthèse qu’il devait fermer au plus vite. Sauf que Marianne était toujours contre lui. Son visage collé au sien. Et il n’avait pas envie que ça cesse. Ses yeux, si beaux, encore embrumés de larmes qui coulaient doucement. Sans heurts…
— C’est douloureux ? demanda-t-elle en caressant sa mâchoire.
Oui, ça commençait à devenir douloureux. Tellement il avait envie d’elle. Tellement il perdait le contrôle.
— Ça va ! Tu crois que tu peux me faire mal avec tes petits poings ?
Peut-être qu’en la blessant, il y arriverait. Dur de tirer sur l’ambulance ! Pris à son propre piège. Dire que sa femme l’attendait ! Se trouvant soudain méprisable, il repoussa Marianne avec rudesse.
Il se leva, respira un bon coup. Ça ne passait pas. Ça montait en lui comme une spirale infernale. Elle continuait à le regarder avec ses yeux humides d’enfant malheureuse.
— On y va ! hurla-t-il.
— Ne crie pas ! supplia Marianne.
Elle avait si froid, tout d’un coup. Elle se remit à trembler, repliant ses jambes sous ses fesses. Pas la force d’affronter qui que ce soit. Surtout pas Justine ou le Fantôme. Elle avait décidé de passer la nuit ici. De finir ici. Il suffisait juste de persuader Daniel. Pourquoi s’était-il levé aussi brusquement ? Elle était si bien contre lui. Elle avait chaud, au moins. Il la fixait étrangement. Puis se remettait à tourner en rond dans le cachot où il était venu lui-même s’enfermer. Avant de s’arrêter à nouveau et de la considérer avec ce drôle d’air. Peut-être que je l’ai mis en colère ? Peut-être que ça n’a aucune importance. S’il ne veut pas m’aider, je trouverai une autre solution. Je me jetterai du haut de la coursive.
Il continuait à marcher, elle continuait à chercher la meilleure façon. La plus radicale. Elle murmura des paroles incompréhensibles au milieu de ses claquements de dents.
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