Il n’entendait plus que son souffle contre son cou. Elle passa ses bras autour de son dos. Le serra comme pour empêcher cet instant de s’évanouir. Ils restèrent ainsi attachés l’un à l’autre pour un long voyage. Échoués sur une plage baignée de lune.
Sur une table en béton dans un sordide cachot.
À l’ombre d’un mirador. Encerclés de barbelés.
Jeudi 26 mai — 6 h 35.
— Poubelles !
Marianne fit un bond dans son lit. La Marquise venait d’entrer avec l’auxi chargée du ramassage des ordures. Et pour la première fois depuis son incarcération, Marianne n’avait pas été réveillée par le bruit de la clef dans la serrure.
— Alors, pas de poubelles ? râla l’éboueur de service.
— Non, on n’en a pas ! grommela Marianne en se tournant vers le mur.
L’auxi repartit à vide, mais la Marquise s’incrusta. Elle s’aventura près des couchages.
— C’est vous, Emmanuelle Aubergé ? Moi, c’est mademoiselle Pariotti. Et j’aime pas qu’on m’emmerde, pigé ?
Pas à dire, la Marquise maîtrisait l’art et la manière d’accueillir les nouvelles recrues.
— Oui, mademoiselle, répondit le Fantôme.
— Parfait ! Je crois qu’on va bien s’entendre, toutes les deux ! En espérant toutefois que vous ne subirez pas la mauvaise influence de celle qui partage votre cellule.
Marianne remonta la couverture jusque sur sa tête.
— C’est elle qui s’est invitée dans MA cellule, rectifia-t-elle d’une voix d’outretombe.
— Tiens ! Mademoiselle de Gréville fait la grasse mat’ !
Elle donna un grand coup de pied dans le sommier mais Marianne ne broncha pas d’un millimètre.
— Faudrait penser à te lever, feignasse ! Je vous emmène à la douche juste après le petit-déjeuner. Vous ferez partie du premier groupe… Ne vous faites pas attendre !
Elle s’éclipsa enfin. Marianne sortit de son abri. Un jour, je la tuerai. Être arrachée du sommeil par la voix de la Marquise qui gueule POUBELLES ! De quoi bien entamer la journée. Mais il y avait bien pire. La douleur pressait son corps comme pour en extraire le jus. Endolorie de la tête aux pieds, elle dégusterait pendant longtemps. Daniel n’y était pas allé de main morte. Daniel…
Elle posa un pied par terre et fit une élongation du bras pour attraper son paquet de cigarettes avant de retomber sur son matelas.
En lorgnant au travers des barreaux, elle découvrit un ciel limpide même si le soleil ignorait encore les bâtiments gris.
À la première bouffée de tabac, ses poumons se crispèrent pour l’habituelle quinte de toux. Elle eut beau se concentrer, elle ne put la contenir et crut que sa cage thoracique allait se fendre en deux. Elle poussa un hurlement strident, pressa ses bras sur sa poitrine.
Le calme revenu, elle reprit son souffle. Que s’était-il donc passé cette nuit ?
Sa peau se souvenait. De celle de Daniel. Drôles de sensations. Drôles d’envies. Envie de rire et de chialer en même temps. Comment j’ai pu ? Il doit bien se foutre de moi à l’heure qu’il est !
Elle piétina son mégot à même le sol, le cendrier était vraiment trop loin.
Non, il doit penser à moi, même s’il est au pieu avec sa femme, maintenant !
Sa tête ressemblait à un carambolage monstre d’images, d’émois, de troubles. Enchevêtrement de colère, de douleurs et de jouissance. Elle se rallongea, trop épuisée pour tenir assise. Les yeux clos, elle se repassa l’intégralité du film. Son épaule rassurante, réconfortante. Toucher une barbe naissante, véritable délice pour les sens, oublié depuis si longtemps. Être l’objet d’un désir aussi fort, provoquer de telles réactions, éprouver tant de plaisir… Avec Thomas, elle n’avait jamais connu un truc pareil. Cette idée la blessa. Il a fallu que ce soit avec ce salaud ! Dans un cachot pourri, au fond d’une prison… Après la douleur, la honte. Comment j’ai pu me donner comme ça ? Des années à fabriquer patiemment l’armure qui lui permettait de résister à l’enfer carcéral. Minimiser les émotions au maximum, durcir son âme comme on forge un bouclier. Atrophier les sentiments humains pour qu’ils ne viennent plus l’envahir et se retourner contre elle. Tant d’années pour devenir ce monstre capable de survivre derrière les barreaux. Et cette nuit… Une nuit, une seule, et la forteresse bâtie dans la souffrance et la haine venait de se fissurer. Elle sentait déjà les murs lézardés, les failles dans lesquelles s’engouffraient peur et faiblesse. Mais non, elle était bien trop forte pour se laisser vaincre aussi facilement ! Elle leur montrerait qui elle était. De quoi elle était capable !
Ses mains serraient désespérément la couverture.
Ne pleure pas, Marianne. T’as pas le droit de chialer. T’as plus le droit. T’as vu où ça t’a menée ? Ne jamais montrer, ne jamais avouer. C’est pas grave. T’as eu tort, mais tant pis. Après tout, tu as pris ton pied, un sacré pied même ! Mais ça ne fait pas de toi quelqu’un d’autre.
Le Fantôme choisit cet instant pour s’aventurer hors de son refuge. La colère naquit instantanément dans les entrailles en vrac de Marianne. Déjà… Quand elle posait le pied par terre, c’est sur Marianne qu’elle marchait. C’est Marianne qu’elle piétinait.
Emmanuelle alla directement au coin toilettes. Elle boitait encore, un bandage raté façon docteur Toqué ornant sa cheville. Marianne l’entendit pisser. Nausée matinale garantie. Elle enfouit sa tête dans l’oreiller, chantonna le premier air qui lui revenait à l’esprit. Si longtemps qu’elle n’avait entendu de musique. Elle en était restée à la chanson qui passait dans l’autoradio au moment fatidique où…
Emmanuelle remonta bien vite sur son perchoir. Marianne contemplait le mur sale de la cellule. Je reste la plus forte. Aucun doute là-dessus. Je l’ai complètement vampirisé, le chef ! Il va se traîner à mes pieds, maintenant ! Encore cette bousculade dans son pauvre cerveau au bord de l’épuisement. Ou alors, il va m’éviter, ne va même plus m’apporter de came ! J’aurais pas dû ! On n’aurait pas dû ! Mais alors, j’aurais jamais connu ça… Ce truc insensé, extraordinaire ! Parenthèse incroyable au milieu du néant quotidien.
Elle se remit à pleurer, doucement. À l’abri de la couverture. Solitude encore plus cruelle qu’à l’accoutumée… Elle mordit le coussin pour que l’autre ne risque pas de l’entendre. Ne pas lui montrer, ne montrer à personne, jamais. De longues minutes pour extirper la souffrance ravageuse. Et l’étrangler. Définitivement.
N’y pense plus, Marianne. Agis comme si de rien n’était. Comme si rien ne s’était passé.
Le soleil pointa son nez au-dessus des barbelés, rien n’avait changé. Il y avait toujours le mirador avec l’ombre armée postée à l’intérieur, prête à exécuter les déserteurs. Marianne sécha ses larmes à l’aide des draps. Elle ne pouvait même pas respirer à fond. Une douleur insoutenable. Elle avait froid, l’impression d’être nue. Elle se mit à trembler, à claquer des dents. Elle toucha son front, moite, beaucoup trop chaud.
Il a dû me casser une côte, ce fumier ! Faudra que je trouve le moyen de me venger. Surtout qu’il m’a privée de mon parloir ! Ouais, je voulais y aller, moi… Tu parles, maintenant, ils ne reviendront plus…
La porte de la cellule s’ouvrit à nouveau.
— Petit-déjeuner ! aboya la Marquise.
La mama posa le plateau sur la table avec un bonjour théâtral. Marianne se garda bien de lui dévoiler son visage meurtri. Pourtant, il faudrait bien s’exposer au regard des autres. Dommage qu’elle ne soit plus en isolement.
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