— Qu’est-ce que tu marmonnes ? demanda Daniel d’une voix dure.
— Je vais sauter du haut de la coursive, répéta-t-elle plus distinctement. Ça suffit deux étages, pas vrai ? Ça doit être une mort horrible, mais c’est pas grave…
Sa voix avait quelque chose d’effrayant. Une sorte de calme, une détermination que rien ne semblait pouvoir altérer. Il songea à l’emmener à l’infirmerie, histoire qu’on lui passe la camisole chimique. Pourquoi n’arrivait-il pas à prendre la bonne décision ? Il connaissait son boulot, pourtant ! Mais il y avait ce quelque chose qui paralysait ses facultés intellectuelles. Il devait d’abord se battre contre lui. Contre ses propres instincts.
— J’ai froid… Pourquoi tu ne reviens pas t’asseoir à côté de moi ? C’est ma dernière nuit, tu peux pas me laisser crever de froid…
Il l’attrapa sous les aisselles et la souleva du sol. Elle ne chercha même pas à se débattre, trop surprise par la violence du geste. Son crâne heurta le métal, ça résonna jusque dans ses pieds.
— Tu arrêtes avec ça ! s’écria Daniel hors de lui. Tu m’emmerdes, Marianne ! Tu comprends… ? Tu me fais chier avec tes idées à la con ! Et arrête de pleurer maintenant !
Il la lâcha, elle regagna lentement le sol. Elle passa ses doigts autour des barreaux métalliques.
— Pourquoi tu t’énerves comme ça ?
Oui, pourquoi ? Ce face-à-face lui devenait insupportable. Il mourait d’envie de la prendre dans ses bras, s’infligeait un véritable supplice pour y résister. Il préférait encore un nouveau combat plutôt que de céder à quelque chose qui l’effrayait.
— C’est toi qui me gonfles ! Je ne suis pas ton ami, je ne suis pas payé pour écouter tes états d’âme ! Je suis juste là pour te remonter en cellule ! Et ça devrait être fait depuis longtemps !
Tellement blessée. Tellement rejetée. Elle aurait dû se douter qu’il montrerait vite son vrai visage. Qu’il la décevrait, une fois encore. Personne pour l’aider ici. Juste des gens pour la séquestrer.
Une sourde colère l’envahit. Les larmes, encore, beaucoup plus acides.
— T’es qu’un salaud !
— C’est maintenant que tu t’en rends compte ? répliqua-t-il avec un sourire cruel. Je profite de toi depuis presqu’un an et c’est maintenant que tu réalises ?!
Elle serra les barreaux. Elle aurait aimé les arracher pour les lui planter dans le cœur. Mais il n’avait pas de cœur.
— Tu verrais ta tête ! ajouta-t-il. T’as cru quoi, hein ? Que je compatissais à ton triste sort ?
Elle allait se jeter sur lui, il en était certain, il était prêt. Il la maîtriserait, lui passerait les menottes et s’en débarrasserait enfin en l’enfermant dans sa cellule. Il ferait juste son boulot. Tout, sauf risquer de lui montrer ce qu’il ressentait vraiment.
Mais Marianne se contenta de pleurer, encore, fixant ses pieds nus et gelés. Elle aussi attendait qu’il frappe. Elle attendait toujours que quelqu’un la blesse, de toute façon. Elle était là pour payer. Ça n’aurait jamais de fin.
Face à ces nouvelles larmes, Daniel sentit fondre les dernières résistances, les ultimes défenses. Il avait sauté les barrières, il était de l’autre côté. Du mauvais côté. Lorsqu’il prit son visage entre ses mains, elle se dégagea.
— Me touche pas ! T’as rien apporté, tu me touches pas…
C’était donc ça ! Il s’était brusquement calmé parce qu’il avait le feu entre les jambes. Et il croyait qu’elle allait se plier une fois de plus à ses exigences. Les mecs sont tous pareils ! Ils ne pensent qu’au cul et à rien d’autre. J’aurais dû le savoir !
Daniel ne comprenait pas. Pourquoi elle n’avait plus envie d’être réchauffée, pas envie d’autre chose que de leur ignoble commerce habituel. Deux corps peuvent donc se rencontrer sans qu’à aucun moment les esprits ne se trouvent…
Elle essuya ses larmes et se résigna. Plus assez de force pour se révolter face à l’odieux chantage. Elle commença à déboucler sa ceinture, se mit à genoux.
— Non, dit Daniel en la retenant par le bras.
Elle le regarda avec incompréhension. Quoi d’autre ? Encore un truc tordu ?
Il l’attira contre lui, la serrant tellement fort qu’elle manqua d’étouffer.
— Qu’est-ce que… ? murmura-t-elle.
Il caressa ses cheveux, embrassa ses lèvres, ses joues, ses yeux, s’éternisa dans son cou. Ses mains, passées sous le pull, remontaient comme des flammes le long de son dos. Enfin, ils s’étaient rencontrés, naviguaient sur la même longueur d’onde…
Ils savaient tous les deux que cet instant serait unique. Peu importe. Chaque minute compte même au milieu d’une perpétuité. Surtout au milieu d’une perpétuité.
— Déshabille-toi ! Je t’ai jamais vu sans ton uniforme.
— Fais-le, toi ! demanda-t-il comme une faveur.
Elle l’aida à enlever son pull pénitentiaire, puis sa chemise. Elle s’empara des clefs et des menottes accrochées à sa ceinture. Une seconde, il eut peur. Toutes les armes dans la main, elle pouvait le tuer et s’enfuir. Mettre le feu à la prison. Quelle importance ? Là, c’est en lui qu’elle allumait un incendie gigantesque.
Elle jeta l’attirail par terre, sans même se rendre compte de la chance qu’elle laissait passer. Elle caressait sa peau d’une main hésitante. Comme si elle craignait de se brûler. Même l’austérité glaciale du cachot ne l’atteignait plus. Elle marchait sur des pétales de rose, puis sur des braises. Voir un homme torse nu face à elle, la première fois depuis des années, elle avait à nouveau envie de pleurer.
Il la déshabilla à son tour, s’inquiéta de savoir si elle avait froid. Elle devait rêver. Elle ne s’était pas shootée, pourtant.
— Tu as de nouveaux sous-vêtements ?
— C’est Justine qui me les a offerts ! répondit Marianne en souriant.
— Ah oui ? Elle aussi, elle enfreint le règlement pour toi, alors !
— C’était pour mon anniversaire… J’ai eu vingt et un ans le mois dernier !
Il réalisa qu’il ne connaissait même pas sa date de naissance. Qu’il ne savait rien d’elle. Rien, à part ce qu’elle avait commis. Il ne la voyait que par ses crimes. Comme au travers d’une meurtrière.
— C’est pourri par terre ! dit-elle en s’accrochant à son cou.
— On n’a qu’à rester debout !
Ils se mirent à rire, elle l’attira doucement vers la table. Du béton, certes, mais à peu près propre. Les hématomes qui la couvraient lui sautèrent brusquement aux yeux comme un reproche. Une insulte.
— Comment j’ai pu te faire ça ?
Elle posa un doigt sur sa bouche. L’empêcher de salir ce rêve. Ne pas retomber dans la réalité. Oublier ce décor immonde, oublier tout ce qu’ils s’étaient fait subir. Les douleurs anciennes ou présentes. Les humiliations, les brimades.
Oublier qu’il était le geôlier, celui qui gardait la porte de son enfer.
Qu’ils ne s’aimaient pas. Pire : qu’ils étaient des ennemis mortels.
La haine peut-elle parfois rapprocher deux êtres autant que l’amour ?
Ils se jetaient ensemble dans le vide, dans un brasier qui allait les consumer.
Vertige garanti. Lui comprit qu’il n’en sortirait pas indemne. Il y aurait un prix à payer. Faire l’amour à cette fille, c’était presque commettre un crime. Mais il se noyait dans son regard d’ombre, s’abîmait dans ce corps sublime, se disloquait sur ces flots déchaînés…
Elle démultipliait chaque seconde, s’envolait de la cage, brisant ses entraves, les barreaux et tout ce qui l’enchaînait depuis si longtemps.
Au moment où le plaisir les emporta, elle eut envie de le tuer, rien qu’en serrant ses mains sur sa gorge. Soudain l’âme d’une mante religieuse. Mais il tenait solidement ses poignets, il l’avait lu dans ses yeux. Avait vu l’éclair qui précède l’attaque. Il la garda prisonnière jusqu’à ce qu’elle se décontracte et retombe sur sa peau, complètement épuisée. Inoffensive.
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