— Tu vas le prendre ici, je ne veux pas que ça se sache…
Il disparut un moment et revint avec le mélange prêt à consommer. Encore une entorse au règlement. Il en commettait à longueur de journées, de toute façon. Depuis bientôt vingt ans.
— Bois ça.
Elle obéissait comme une automate, évitant au maximum de le regarder dans les yeux. De le regarder tout court. Ses mains l’obsédaient particulièrement. Les prendre dans les siennes, les laisser suivre chaque courbe de son corps. Les inviter à posséder le moindre millimètre de sa peau. Elle prit une profonde inspiration et détailla le carrelage immonde sur lequel reposaient ses pieds. Elle posa le verre vide sur le bureau, attendant sagement la suite. Mais ça grandissait en elle… Tellement envie qu’il la prenne dans ses bras, qu’il la réconforte contre lui. À tel point que cela devait se lire sur son visage. Ça allait tout faire rater. Pourtant, Daniel ne voyait qu’un morceau de marbre blanc, veiné de bleu. Il réfléchissait, cherchant les mots justes.
— Personne ne doit savoir ce qui s’est passé entre nous, murmura-t-il soudain. Ce qui se passe depuis un an…
Elle leva les yeux sur lui. Prunelles vénéneuses d’une plante carnivore.
— T’as peur, pas vrai ? Tu risques gros si je te balance, hein ?
— Je n’ai pas peur, rectifia-t-il en gardant son calme. De toute façon, c’est ta parole contre la mienne… Et la mienne a plus de valeur.
Elle eut mal mais n’exprima pas la moindre émotion.
— Je peux retourner me coucher ?
Mieux valait fuir au plus vite. Ce curieux mélange de désir et de rage finirait par la faire exploser.
— Depuis quand tu passes tes journées à dormir ?
— Depuis que je me suis cassé la gueule dans l’escalier.
Il sourit et décida enfin de combler le fossé qui les séparait. Il s’assit sur la table, prit les poignets de Marianne dans ses mains. Électrochoc. Il l’attira doucement vers lui. Mais elle se força à résister. Fut surprise d’y parvenir. Alors, il se montra un peu plus convaincant. Elle avança d’un pas.
— C’est toi qui as peur de moi, on dirait ! plaisanta-t-il.
— J’ai peur de personne.
— Bien sûr, j’oubliais ! Et avec madame Aubergé ?
— J’l’ai pas touchée, assura-t-elle en baissant les yeux.
— Tu mens. Je le sens… Tu m’avais promis, pourtant.
— J’ai rien promis du tout ! Et puis c’est elle qui s’est jetée sur moi !
Là, il partit à rire.
— Elle ? Elle t’a attaquée ? Tu te fous moi, non ? Elle ne ferait pas de mal à une mouche !
Il regretta instantanément cette dernière remarque, vraiment absurde.
— Elle m’a balancé une chaise dans la gueule et m’a frappé le crâne contre le mur…
Il émit un sifflement admiratif qui exaspéra Marianne.
— Je lui ai montré qui était la plus forte ! résuma-t-elle avec un sourire arrogant. Mais je l’ai laissée en vie.
Il soupira, passa un bras autour de sa taille pour l’attirer encore plus près. Attisant les braises endormies à l’intérieur de ses entrailles. Une douloureuse chaleur.
— Lâche-moi, exigea-t-elle à contrecœur.
— Arrête de faire la fière ! Viens m’embrasser…
— Lâche-moi, j’te dis. Ou tu vas le regretter.
Son visage se fit plus dur, il libéra ses poignets. Elle coula à pic dans un lac gelé.
— Comme tu voudras !
Il appela Monique qui accourut aussitôt.
— Pourriez-vous ramener mademoiselle de Gréville dans sa cellule ?
Marianne suivit Delbec dans le couloir. Ses jambes tremblaient, ses poings refusaient de se desserrer. Il faudrait un peu de temps pour effacer. Pour retrouver le bon chemin. Pour réparer les accrocs dans l’armure. Et du temps, elle en avait. Plus que quiconque.
Perpétuité.
*
21 h 30 — Cellule 119
Emmanuelle fixait Marianne avec inquiétude. L’après-midi avait pourtant été calme. La jeune femme avait dormi à poings fermés. Mais peu avant le repas du soir, son état s’était dégradé à vue d’œil. Elle n’avait pas touché à son plateau, n’avait plus quitté le lit. Malgré la couverture, elle tremblait sans discontinuer. Elle poussait des sortes de râles, se repliait sur elle-même, s’entêtait à se mordre la lèvre. Le sang tachait son oreiller. Spectacle effrayant.
Emmanuelle décida d’agir. Avec la peur au ventre. Marianne était son ennemie mais aussi sa co-détenue. Une personne humaine. Elle commença par récupérer sa propre couverture et l’étala prudemment sur le corps contracté.
— Merci, murmura Marianne d’une voix tout juste audible.
— Vous voulez que j’appelle à l’aide ?
Marianne tourna la tête. Pour la première fois, son regard n’était pas meurtrier. Plutôt désespéré.
— Parle-moi…
Une fois la surprise passée, Emmanuelle installa la chaise près du lit. Drôle d’impression que d’être au chevet d’une fille qui avait tenté de l’étrangler quelques heures auparavant.
— De quoi veux-tu qu’on parle ?
Finalement, ce n’était pas si dur de la tutoyer. Elle était si jeune. Presque l’âge d’être sa fille. Elle paraissait si fragile qu’Emmanuelle se sentait soudain rassurée, croyant à tort avoir une gamine blessée et inoffensive en face d’elle. Oubliant qu’un fauve est bien plus dangereux lorsqu’il est blessé.
— Je sais pas, répondit faiblement Marianne… N’importe… Raconte-moi ta vie, si tu veux… Ou imagine une histoire.
— Ma vie n’est pas très intéressante.
— Pourquoi t’as fait ça ?
Et moi, pourquoi je lui demande ça ? Pourquoi poser cette question taboue, bannie du vocabulaire pénitentiaire ? Mais elle avait besoin de savoir. Connaître l’ennemi pour mieux le combattre. Entendre un malheur pour oublier le sien. Condamner un crime odieux pour atténuer ses propres méfaits.
Emmanuelle s’était raidie sur sa chaise, complètement paniquée par cette simple question.
— Tu peux mentir, si tu veux, précisa Marianne.
— Je… Je sais pas trop pourquoi…
— Si, tu le sais ! Mais si t’as pas envie de le dire, c’est ton droit. Je suis ni juge, ni flic.
— Je ne pouvais plus… Je n’arrivais plus à m’en sortir. L’impression d’être dans une impasse, une voie sans issue…
Flash-back cauchemardesque. Marianne comprit que le Fantôme allait soulager sa conscience comme on soulage sa vessie. Quand on commence, on ne peut plus s’arrêter. Le mari qui se tire une balle, façon comme une autre de se soustraire à une vie de merde. Le chômage longue durée, les dettes par-dessus la tête. La boisson comme refuge facile. Les démarches compliquées, la honte d’aller quémander. Les huissiers, le proprio hystérique, le banquier charognard qui aiguise son bec avant la curée. Les Restos du Cœur. Le tribunal qui décide de vous jeter à la rue dès que les hirondelles reviendront. Et j’en passe. Rien que du classique, du déjà vu mille fois. Du fait divers dont tout le monde se fout.
— J’étais pas une mauvaise mère, mais…
Elle se mit à pleurer sans que ça l’empêche de continuer à vomir son histoire sur les pompes de Marianne.
— Ils allaient me prendre mes enfants, les placer dans un foyer… Je ne voyais pas la façon de m’en sortir… La seule chose que je refusais, c’était qu’on soit séparés. Mes enfants ne l’auraient pas supporté. Et moi non plus…
Emmanuelle revivait le drame en direct. Les mains posées à plat sur ses genoux, elle scrutait le sol comme si une fosse venait de s’ouvrir à ses pieds. Les nerfs de Marianne vibraient telles les cordes d’une Fender sous les doigts d’un guitariste bourré de coke.
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