Il eut un violent spasme dans le ventre. Une sorte de panique.
— Merde ! C’est pas la bonne !
Il s’approcha du téléviseur. Ce n’était pas les images d’une caméra de surveillance urbaine. Ça ne se passait pas dans la rue, mais dans un grand appartement. Une fille, très jolie d’ailleurs, très jeune, brune aux yeux clairs, souriait à l’objectif. Parlait en riant, dans une langue inconnue. Ou un très mauvais français, en tout cas. Ensuite, elle se déshabilla, en un strip-tease torride. Franck s’accrocha à la table. Puis la caméra cessa de suivre les mouvements de la fille. Elle avait été apparemment posée sur une table ou quelque chose de fixe. La scène suivante était sans équivoque. Ce n’était pas l’entrée et la sortie de l’immeuble qui avaient été filmées. Mais la soirée elle-même.
Il attrapa une chaise, s’y laissa tomber. C’était un spectacle plutôt agréable. Qui le mettait légèrement mal à l’aise, certes. Parce qu’il connaissait la fin tragique de l’histoire. Malgré cela, malgré lui, ces images lui filaient de petites décharges électriques un peu partout. Hubert Charon était le premier à être passé à l’acte. Franck, les yeux tendus vers l’écran, n’en perdait pas une miette. Charon en était aux préliminaires, Franck tentait de deviner la suite. Ce que lui aurait aimé faire à cette jeune femme, tellement attirante. Charon l’avait portée jusqu’à un lit romantique, avec des barreaux. Elle s’y laissait attacher, semblait même aimer ça. Mais c’était son métier… Franck était de plus en plus troublé. Parce qu’il ne pouvait se détacher de ces images. Parce qu’il aurait voulu être à la place de Charon.
Mais soudain, il fit un bond sur sa chaise, se colla au dossier.
— Merde !
Charon s’était mis à tabasser la fille avec une violence inouïe. À grands coups de poing en pleine tête.
— Putain, c’est pas vrai… !
Charon continuait à s’acharner sur la prostituée, qui hurlait de terreur, de douleur. Des cris étouffés par un bâillon mais qu’il entendait quand même. Franck plaqua une main sur sa bouche, pensa à arrêter le film. Mais quelque chose le poussait à plonger dans l’horreur. Ce n’était plus l’envie. C’était déjà allé trop loin pour lui. Juste le besoin de savoir. Les deux autres types étaient à l’œuvre, eux aussi. Entre deux verres de vodka et deux rails de coke, ils se relayaient dans ce qui n’avait plus rien d’un jeu érotique. Plutôt un massacre.
Les minutes qui suivirent paralysèrent Franck sur sa chaise. Aucun mot n’aurait pu traduire ce qui se déroulait sous ses yeux. Pourtant, il n’était pas du genre sensible. Il était même du genre sadique. Mais là…
Une jeune femme qui subissait d’abominables tortures. Coups, brûlures, blessures à l’arme blanche. Viols à répétition. Avec des cris de détresse, des appels au secours qui lui découpèrent le cœur en fines lamelles.
Et, enfin, il assista au meurtre. Homicide qui n’avait rien d’involontaire. Ou peut-être que oui, il ne se sentait pas la force de revisionner pour vérifier. Tout ce qu’il savait, c’est que Charon avait porté le coup mortel.
Soixante et quelques minutes d’une barbarie sans nom. Le noir revint sur l’écran.
Franck se leva, tituba quelques secondes. Puis se précipita dans la cuisine soulager son estomac dans l’évier. Il resta un moment accroché à la paillasse. Ce qu’il venait de voir, il ne l’avait jamais imaginé. Lui qui croyait pourtant posséder une imagination sans bornes dans ce domaine… Bande de salauds !
Ce n’est qu’une pute, Franck. C’était un accident. Ça a mal tourné …
Il tapa du poing dans le mur. Cria de rage. Il avala beaucoup d’eau, se rinça le visage. Mais qu’est-ce qui aurait bien pu effacer cette souillure en lui ?
Il retourna dans le salon, s’effondra sur le canapé. Dans un silence brutal. Après le choc, les questions fusaient tels des astéroïdes dans son esprit. Comment Forestier a-t-elle récupéré ce film ? Comment Hermann a-t-il pu me mentir de la sorte ? Comment j’ai pu être assez con pour le croire ? Assez naïf pour… C’était surtout cette dernière question qui le tourmentait. Qui le rendait ivre de colère.
Il envisagea soudain d’envoyer le film à une chaîne de télévision, à un journal. À tout le monde. De le balancer sur le net.
Puis il se ravisa, lentement. En agissant de la sorte, il signait son arrêt de mort et celui de ses hommes. Il devait remettre la cassette à Hermann, surtout ne pas dire qu’il avait visionné cette horreur. Trop tard, de toute façon. Charon et ses complices resteraient impunis. Et il était certain qu’ils recommenceraient. Qu’ils avaient sans doute déjà récidivé. Ce n’était pas de simples jeux sado-masos qui avaient mal tourné. Trois malades mentaux en puissance, trois sadiques de la pire espèce. Qui s’octroyaient le droit d’assouvir leurs plus bas instincts sans aucune limite. Sans aucune considération ou compassion pour leur victime. Qui n’était qu’une proie à déchiqueter. Rien d’autre. Même plus une femme. Même plus un être humain. Même plus un être vivant.
Cette pauvre fille, morte dans des souffrances atroces, ne serait jamais vengée.
Il eut envie de pleurer, mais une sécheresse douloureuse emprisonnait ses yeux. Ce salaud m’a menti… Et s’il m’a menti pour ça, il a très bien pu…
Il étudia encore le contenu de la mallette avec fébrilité. Avec une peur sournoise dans les entrailles. Pourvu que je me trompe ! Pourvu que je me trompe…
Il coupa l’élastique, regarda les lettres. Celles de Forestier à Aubert. Leur correspondance secrète d’amants que Marianne avait eu la bonne idée d’intercepter. Il commença à les lire, avec l’impression de violer leur intimité amoureuse.
Rien de bien passionnant. Jusqu’à une missive datée de la fin du mois de février.
Je ne dors plus depuis que j’ai vu ces images, Xavier… Ces images qui me poursuivent tout le temps, de nuit comme de jour… Je ne sais pas qui m’a envoyé cette vidéo, qui a voulu dénoncer ce crime odieux mais parfois, je regrette qu’on m’ait fait ce cadeau empoisonné. Surtout que finalement, j’ai bien peur que cela ne serve à rien …
Une autre, du mois de mars. Une vague de haine submergea Franck. Mot après mot.
Si tu savais, mon chéri… Toutes ces horreurs qui me traversent la tête… Les insomnies se succèdent depuis ce film abominable… Et aujourd’hui, j’ai appris qu’ils ont démantelé un réseau de pédophilie à D. C’est l’une de mes amies qui est en charge du dossier. Elle s’est confiée à moi, elle était dans un état ! Des enfants, achetés dans les pays de l’Est et revendus en France. Parqués comme des animaux dans des conditions inhumaines, servant à assouvir les pulsions de malades… J’imagine le calvaire de ces gosses… Des images nouvelles viennent se mélanger à celles du film… Y a-t-il donc tant de cruauté en l’homme ? Je sais que tu me comprends, mon chéri. Dire que nous sommes impuissants face à tout cela… Eux, au moins, seront mis hors d’état de nuire. Alors que ceux que tu sais risquent de s’en sortir… Parfois, je m’en veux… Je trouve que nous aurions dû agir sans en référer à Martinelli. Nous aurions pris un grand risque, certes… Parfois, aussi, je me remets à espérer, j’attends qu’enfin on nous donne l’ordre. Mais Martinelli se dégonflera, j’en ai peur. Et je trouve cela bien plus odieux, encore… Vouloir se servir de ce dossier contre Dumaine… À des fins bassement politiques… Par moments, je me dis qu’on devrait agir sans attendre le feu vert. Je sais où cela nous mènerait. Mais j’ai tellement envie de faire éclater cette affaire au grand jour malgré le danger ! Ça me soulage de t’écrire tout cela, Xavier. Même si nous nous voyons presque chaque jour, ça me fait du bien de partager tout cela avec toi par les lettres… Ces lettres où je peux tout te confier. C’est si dur à porter, mon chéri …
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