— OK, je te laisse te débrouiller, puisque je suis la pire des ordures !
Il claqua la porte derrière lui. Complètement givrée, cette nana !
Marianne s’agrippa à la baignoire. Le problème, c’est qu’elle n’arrivait pas à contracter ses abdominaux. Et que ça continuait à tournoyer autour d’elle. Comme dans une sorte de tornade. Elle ferma les yeux. Mais ça tournait, encore et encore. Avec un bourdonnement dans les oreilles, comme un essaim d’abeilles dans son crâne. Avec l’envie de vomir qui allait avec.
Elle renonça, resta à genoux, toujours amarrée à la baignoire-bouée. L’impression que son esprit était aspiré dans le tourbillon. Elle sentit une main sur son épaule. Il était revenu. Il s’accroupit devant elle.
— T’es calmée ? Tu vas enfin accepter mon aide ?
Elle ne pouvait même plus exprimer la rage qui lui tordait les entrailles. Elle le regardait, avec toute la fureur dont elle était capable. Mais elle ne lutta plus.
Il la déposa dans la baignoire, tira le rideau. Elle ôta ses vêtements, les jeta de l’autre côté. Douche rapide. Histoire de se laver de ses méfaits et de son chagrin. Mais pour cela, il aurait fallu qu’elle passe sa vie sous le jet brûlant.
Il lui passa une serviette puis l’aida à sortir. Il avait des gestes un peu brusques. Vexé ou déçu. Peu importait. Marianne acceptait seulement son soutien, à contrecœur. Elle retourna se mettre sous les draps, enfila une culotte et une chemise. Balança la serviette trempée sur le parquet.
— Ça va mieux ? demanda-t-il d’une voix un peu sèche. Tu as faim ?
— Non.
— Il faudrait tout de même que tu manges… Ça doit faire longtemps que t’as rien avalé…
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
Il serra les mâchoires.
— Je vais te chercher quelque chose.
— Fais comme tu veux… Ça m’est égal.
Il disparut, elle ferma les yeux.
Elle regrettait tant d’être sortie du coma. De l’oubli. Supporter tout ça, à nouveau… Elle fixa les cristaux verts. Tout ce qui lui restait de Daniel. Elle se remit à pleurer. Jamais elle ne pourrait vivre avec ça. Avec cet amour mort, ces remords à vie. Avec ce vide. Ce vide immense en elle. Elle prit le réveil contre elle. Elle s’en voulait tellement. Elle en voulait à la terre entière, de toute façon.
Jamais plus son visage. Jamais plus son sourire. Jamais plus ses yeux. Jamais plus ses mains.
Plus rien. Tranché net. Fini. Séparation définitive. Inconsolable, Marianne.
Le vide, oui. Et, en même temps, un poids énorme sur la poitrine.
Les sanglots l’emportèrent dans de tumultueux remous.
Franck la trouva ainsi. Sa colère retomba. Elle semblait si désespérée. Il l’avait sauvée. Et là, en la voyant se noyer dans la peine, il se demandait s’il avait bien fait de l’arracher à la mort.
Elle s’aperçut enfin de sa présence. Tenta de contrôler ses spasmes. Impossible. Alors, elle lui tourna le dos. Il cherchait les paroles qui auraient pu la soulager. Il pensa à un mot.
— Marianne… Tu es libre, maintenant.
Alors pourquoi toutes ces chaînes qui l’étranglaient, la faisaient suffoquer ?
— Tu m’entends ? Tu es libre… Je crois… Je crois que c’est ce qu’il aurait voulu…
— Je t’interdis de parler de lui ! hurla-t-elle.
Il récupéra une boîte de médicaments sur le bureau. Des calmants conseillés par la toubib de Laurent. Encore fallait-il les lui faire ingurgiter… Il avait le verre d’eau sucrée dans une main, la pilule dans l’autre.
— Prends ça, dit-il. Ça va t’aider à oublier…
Ça y est, il avait trouvé le mot magique. Oublier . Elle lui arracha le comprimé de la main, l’avala en vitesse.
— Va-t’en ! rugit-elle.
Il redescendit au rez-de-chaussée. Laurent et Philippe avaient investi le salon. Buvaient encore une bière, histoire de lutter contre la canicule. Toutes les fenêtres étaient pourtant ouvertes. Les premiers signes d’un orage grondaient au loin.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? demanda Philippe.
— Je sais plus… Dégage, sale con… Enfoiré de flic … Des gentillesses dans le genre !
— Tu t’attendais à quoi ? s’étonna Laurent. On lui a caché que son mec était mort. Elle a failli crever. Normal qu’elle ait les boules !
— Elle n’a pas les boules. Elle est triste à mourir…
Ils repensèrent en chœur à sa tentative de suicide.
— Je vais remonter, dit Franck. Je ne peux pas la laisser seule…
— Tu vas pas rester tout le temps avec elle ! maugréa le capitaine. Si elle veut se foutre en l’air, c’est son problème… Moi, je suis crevé, je vais me pieuter.
— T’as raison, Franck, approuva Philippe. Mais on peut se relayer.
— Non. Tu as besoin de dormir. Et puis elle est violente. Je vais m’en charger.
Il remonta, colla son oreille contre la porte de la chambre. N’entendant plus rien, il entra. La lumière du bureau était restée allumée. Elle ne sanglotait plus, mais ne dormait pas. Comme assommée. Allongée sur le dos, son réveil dans les mains, sur sa poitrine, elle fixait le plafond. Une larme coulait encore, de temps en temps.
Le remède avait sectionné les nerfs. Ne restait que la peine. Et le cortège de douleurs. Il tenta de lui enlever le réveil mais elle s’y accrocha. Il n’insista pas. Alla s’asseoir près du bureau, patienta longtemps. Jusqu’à ce qu’enfin ses paupières tombent.
Il remit le réveil sur le chevet, remonta le drap. L’embrassa sur le front.
*
Minuit était passé. Dans la maison, tout le monde dormait. Sauf lui, bien sûr. Toujours en veille, le commissaire. Il la regardait. Cet air triste sur son visage. Par-delà le sommeil, la souffrance creusait chacun de ses traits. Il maudissait ce maton de l’avoir abandonnée dans ce monde qui l’effrayait tant.
Il ferma les yeux, en quête de son ennemi. Le sommeil, celui qui avait toujours tant de mal à venir. Depuis si longtemps. Depuis tellement longtemps. Pourtant, il était si loin de cet enfer, désormais. Il avait réussi, détenait un peu de ce pouvoir. Il s’en était sorti, à la seule force de ses poignets. Mais les insomnies étaient toujours là, comme pour lui rappeler d’où il venait. Ce qu’il avait enduré. Ce qu’il avait commis, aussi. Comme un souvenir cruel des ténèbres effrayantes.
Il essaya de penser à autre chose. Il avait besoin d’un contact. Il s’allongea près d’elle. Effleura d’abord son épaule. Elle tremblait un peu. Il la prit dans ses bras, elle ne se réveilla pas. Avec le sommeil, sa haine était oubliée. Pour quelques heures.
Il pouvait enfin la serrer contre lui. Les souvenirs affluèrent…
— C’est génial, commissaire… Vraiment génial !
Franck sourit. Le conseiller le dévisage avec tellement d’admiration.
— Mais… Comment allons-nous la sortir de prison ?
— Je trouverai le moyen… C’est le bouc émissaire que vous vouliez ! La coupable idéale.
Ils marchent à nouveau dans le square Delattre. Il fait encore un peu froid en ce début du mois de mai.
— Vous pensez qu’elle acceptera ?
— Si vous étiez condamné à perpétuité, sans aucun espoir de sortie, ne seriez-vous pas prêt à n’importe quoi pour sortir ? Elle acceptera, monsieur. Je saurai la convaincre, faites-moi confiance…
— Je vous fais confiance, Franck. Mais parviendrez-vous à la maîtriser ?
— À la maîtriser ? Il ne s’agit que d’une gamine, monsieur !
— Une meurtrière, Franck… Une meurtrière de la pire espèce ! Qu’allez-vous lui promettre pour la décider ?
— La liberté, bien sûr !
— La liberté ? Si elle n’est pas complètement débile, elle se doutera qu’on ne peut pas la remettre en liberté !
Читать дальше