Le cerveau de Franck se tord dans tous les sens. Quand on joue avec le feu … Il est bien placé pour le savoir, il a lui-même souvent joué à des jeux dangereux. Il aurait pu se retrouver à la place de ces types…
Mais il n’a jamais été aussi loin, pourtant. Non, ça n’aurait jamais pu lui arriver.
— Croyez-moi, Charon n’est pas près de recommencer ses conneries ! Si jamais cette affaire éclate, ce sera un scandale sans précédent… Charon impliqué dans une affaire d’homicide, même involontaire ! Le beau-frère du ministre ! Ses mœurs contraires à la morale qui s’étalent dans tous les journaux… Imaginez, Franck ! Dumaine pourrait dire adieu à sa carrière. Il compte sur vous pour que ça n’arrive pas. Ce n’était qu’une prostituée, Franck. Le ministre ne va pas sacrifier sa famille et sa carrière pour une… pute.
Franck réfléchit encore quelques instants. En bossant directement pour le ministre et son conseiller, il marche sur les chemins du pouvoir. Il ne fait plus partie de la masse ; il n’en a jamais fait partie, de toute façon.
Et puis, ce n’était qu’une pute .
— Ne me dites pas que vous avez pitié de ces deux… violeurs d’enfants, Franck ?
— Non, monsieur… Bien sûr que non.
— En agissant ainsi, nous ne les dédouanons pas de leurs crimes. Bien au contraire, nous les effaçons, nous débarrassons la société de deux criminels qui ne méritent même pas de vivre.
— Oui, je comprends…
— Alors, qu’est-ce qui vous retient ?
— Rien… Dites à monsieur le ministre qu’il peut compter sur moi.
Hermann sourit. Il a gagné.
— Nous nous en souviendrons, Franck, conclut-il en lui serrant la main.
*
Elle avait déjà vu ça quelque part. Ce plafond blanc. Ce lustre bleu pâle. Une voix qu’elle connaissait.
— Marianne ?
Ça doit être moi. Elle ouvrit complètement les paupières. Distingua alors une silhouette encore bien floue. Qui se penchait au-dessus d’elle. Une main se posa sur son front. Comme une brique de glace sur le feu. Elle bougea la tête, si lourde, aperçut d’autres ombres. Ça dansait doucement. Autour d’elle et en elle. Brasier derrière ses yeux, brouillard impénétrable devant. Elle remua une jambe, puis l’autre. Un bras, puis l’autre. La douleur, jusque dans les gencives.
— Ne bouge pas, Marianne, murmura la voix.
Elle aurait tant aimé y voir clair. Savoir. Qui elle était. Où elle se trouvait. Qui lui parlait. Pourquoi elle avait si mal. Mais le voile nuageux refusait de se dissiper. Et cette lumière un peu vive qui attisait l’incendie gigantesque dans son crâne… Alors, elle referma les yeux. Continua à entendre les voix. Il y en avait plusieurs. Toutes différentes.
— Elle s’est réveillée ou j’ai rêvé ?
— Elle n’a pas l’air très en forme…
— On dirait que ça s’aggrave…
Des tas de mots dont elle peinait à comprendre le sens. Ça allait trop vite. Bercée par ces paroles, elle replongea doucement dans ce nid douillet de pénombre et d’oubli.
— Marianne, tu m’entends ?
Dixième essai. Elle venait encore d’ouvrir les yeux, tandis que le soleil commençait à rendre les armes.
— Oui…
Franck resta un instant sans voix. Philippe et Laurent retenaient leur souffle. Elle délirait peut-être encore. Elle cligna une ou deux fois des paupières. Le plafond, le lustre. Mouvement de nuque. Des chiffres verts. Puis des yeux, verts eux aussi, avec une touche d’ocre. Vraiment très beaux.
— Marianne ! Je suis content que tu sois enfin réveillée…
— Oui… Où je… Où je suis ?
— Dans ta chambre.
— Ma chambre ? Ah… Et… Qui êtes-vous ?
Les émeraudes se figèrent.
— C’est moi, Franck ! Tu ne me reconnais pas ?
— Non… Je… Je sais pas…
Deux autres silhouettes s’approchèrent. Elle scruta leurs visages.
— Marianne ? essaya Philippe. Tu ne te souviens pas de nous ?
— Non… Excusez-moi… J’ai mal à la tête.
— Faut pas s’affoler ! dit Laurent. C’est peut-être passager…
Elle essaya de se redresser, une lance lui transperça l’abdomen.
— Je… Pourquoi j’ai mal ? Et… Où est Thomas ?
— Qui c’est celui-là ? murmura Laurent en fronçant les sourcils.
— C’est… mon ami ! gémit Marianne.
Elle avait l’air paniqué. Complètement perdue. Franck serra sa main.
— Il n’est pas là, expliqua-t-il d’un ton qui se voulait rassurant. Ne t’inquiète pas. Il faut te reposer, maintenant… D’accord ?
— J’ai soif… J’ai tellement soif…
Le commissaire l’aida à boire un verre d’eau avec du sucre. Puis elle reposa sa nuque sur l’oreiller.
— Vous êtes qui ? Vous êtes flics, c’est ça ?
Ils reprirent un peu espoir.
— Oui ! acquiesça Franck. C’est ça, nous sommes de la police…
Mais cette grande nouvelle transfigura Marianne. Vent de panique dans les yeux noirs. Elle tenta encore de se lever, Franck la plaqua sur le lit.
— Lâchez-moi ! Je veux pas retourner là-bas ! Je veux voir Thomas !
Laurent observait la scène avec un étonnement qui aurait pu être cocasse. Si la situation n’était pas si dramatique. Franck s’efforçait de suivre mais commit une erreur dans la chronologie.
— Non, Marianne, ne te fais pas de souci, on ne va pas te ramener en prison…
— En prison ?! Mais… Pourquoi en prison ? J’ai jamais été en prison ! J’ai rien fait !
Marche arrière immédiate.
— Non, je… Je voulais dire…
— Je veux pas retourner chez mes vieux ! Je veux aller avec Thomas !
— D’accord, Marianne, ne t’énerve pas… Tu ne dois pas bouger, tu es blessée.
— Blessée ? Mais qu’est-ce que j’ai ? Vous avez arrêté Thomas ? Vous avez pas le droit, il n’a rien fait ! Je suis partie toute seule !
— Calme-toi, répéta Franck. On n’a arrêté personne, d’accord ?
Elle voulait absolument se mettre debout, s’enfuir. Franck fit pression sur ses épaules. Il chercha de l’aide dans les yeux de ses coéquipiers. Mais ils étaient désarmés face à cette crise de démence.
— Marianne, calme-toi, je t’en prie ! implora le commissaire.
— Je veux pas retourner chez eux… Je veux voir Thomas !
— Tu n’y retourneras jamais. On va aller chercher ton ami… Ne t’en fais pas.
Elle referma enfin les yeux. Il caressa son front. S’aperçut qu’elle était à nouveau partie. Dans une dimension inconnue. Il alla s’appuyer à la fenêtre.
— Elle est devenue cinglée, murmura Philippe.
— Non, répondit Franck. Amnésique… Elle s’est réveillée quelques années en arrière. Avant la taule.
— Avant la taule ? répéta le lieutenant. Mais… Comment on va lui dire que… ?
— On va rien lui dire du tout. On va attendre qu’elle reprenne des forces. On avisera, ensuite.
*
Laurent revint avec le dîner. Sandwiches-bières, le menu habituel. Ils s’installèrent près de la fenêtre, à la recherche du peu de fraîcheur amenée par le crépuscule. Marianne ne s’était plus réveillée. Elle semblait dormir, paisiblement.
— Pourquoi tu crois qu’elle est amnésique ? demanda soudain Philippe à son patron.
— Je sais pas. Peut-être qu’elle a préféré oublier la suite… Ce qui était trop dur.
— Tu crois qu’elle va revenir… Dans le présent ?
— Comment veux-tu que je le sache ? J’suis flic, pas neuropsychiatre !
Ils commençaient à trouver le temps long. Fourmis dans les jambes, faiblesses dans les paupières.
— J’fais du café ? proposa Philippe.
— Ouais ! répondit Laurent. S’il faut qu’on reste éveillés…
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