— Ben oui… Il suffit apparemment d’avoir une aiguille et du fil, bien désinfectés.
— Génial ! gémit le lieutenant. J’ai toujours adoré la couture…
— Dès que c’est fini, je fonce à la pharmacie. Il lui faut des antibios, des calmants. Et des trucs pour tout le sang qu’elle a perdu…
— Ils vont te filer tout ça sans ordonnance ? s’inquiéta Franck.
— Je me débrouillerai. Je leur passerai la toubib, en cas. Et puis ils commencent à me connaître là-bas !
— Co… comment on fait pour l’endormir ? demanda Philippe.
— L’endormir ? s’étonna Laurent. Mais elle dort déjà…
— Et si elle se réveille ? On va pas la recoudre sans l’endormir !
— Si, affirma le capitaine. Elle ne se réveillera pas… Elle est complètement dans les vapes.
Franck passa une serviette humide sur le visage de Marianne, désinfecta les petites écorchures, le plus facile. Tandis que Laurent mettait la maison sens dessus dessous pour trouver un nécessaire de couture. Il hurla Euréka au bout de dix minutes. Marianne geignait parfois, des plaintes à peine audibles. Mais, à aucun moment, elle n’ouvrit les yeux.
— Il faut surveiller son rythme cardiaque, expliqua le capitaine. Si jamais ça dégringole, il faut la piquer avec ça…
Il sortit une seringue d’atropine de la trousse. Ils considérèrent avec horreur l’aiguille. Prièrent en silence pour ne pas avoir à lui planter ça dans la chair. Franck vérifia son pouls.
— Ça peut aller, pour le moment… Quatre-vingts pulsations minute.
La cuisine se transforma lentement en hôpital de brousse. Franck endossa le rôle de chirurgien. Parce que Philippe menaçait de tourner de l’œil et Laurent n’avait pas la délicatesse requise. Il commença par la blessure au bras. Histoire de se roder. Il avait enfilé des gants en latex, un masque, conformément aux ordres du médecin. Il nettoya la plaie avec soin. Une fois propre, la blessure leur parut plus monstrueuse encore.
— Putain, ils ont pas tiré avec des calibres de fillette ! constata Laurent avec effroi.
Franck s’épongea le front. Passa au plus difficile. La couture. Des deux côtés du bras. Surtout que Clarisse revenait le hanter. Là, au mauvais moment. Mais elle ne cessait d’apparaître, de toute façon. Il la chassa tant bien que mal de son esprit. La pria d’attendre son tour. Puis il enfonça l’aiguille dans la chair. Marianne réagit un peu brusquement. Pourtant, elle n’avait pas repris connaissance.
Laurent l’immobilisa sur la table.
— Elle doit souffrir, dit Philippe en s’accrochant au dossier d’une chaise.
— Ta gueule, murmura Laurent. Tu le déconcentres…
Le soleil s’invita dans la pièce. Comme si de rien n’était. Philippe vérifia le pouls. Hocha la tête pour signifier que ça battait encore normalement.
— Pas à dire, les gonzesses, c’est bien plus résistant que les mecs ! fit Laurent.
Franck termina enfin, posa une gaze sur les sutures. Mais la suite serait plus difficile encore. L’autre impact était bien plus grave. Bien plus mal placé. Il s’accorda une courte pause, but un demi-litre d’eau. S’aspergea le visage. Remit des gants propres.
— Courage ! dit Laurent en lui tapant sur l’épaule. Tu t’en sors comme un chef.
Philippe s’était chargé de désinfecter le matériel à couture. Franck épongea à nouveau la plaie. Marianne eut un brutal sursaut. Ils s’immobilisèrent. Se pétrifièrent lorsqu’elle ouvrit les yeux et poussa un cri. Philippe effleura son front.
— Marianne, calme-toi ! On est en train de te soigner…
Elle se mit à bouger, Laurent la plaqua à nouveau sur la table, regarda son patron.
— Vas-y…
— Je pourrai jamais !
— Vas-y ! répéta le capitaine d’un ton martial. Elle est encore à moitié inconsciente. Dépêche-toi avant que je sois forcé de l’assommer.
Franck le toisa de travers.
Philippe tentait de rassurer Marianne qui réagissait juste aux assauts de la douleur. Dans une sorte de semi-coma. Puis elle parla. Appela. Daniel, bien évidemment… Franck se remit au travail. Il essaya de rapprocher les bords de la plaie, reçut une giclée de sang sur les mains. Mouvement de recul.
Philippe manqua de s’évanouir.
— Magne-toi, ordonna le capitaine.
— Tu veux ma place ! hurla le commissaire derrière son masque.
— Reste calme, pria Laurent d’une voix autoritaire.
Il tenait toujours Marianne sur la table, lui caressait les cheveux.
— Ferme les yeux, princesse… Rendors-toi.
Mais elle gardait les paupières ouvertes. Appela de nouveau. Franck ! Il leva les yeux. Surpris. Touché en plein cœur. Il baissa son masque.
— Je suis là, chuchota-t-il en serrant sa main. Je suis là, Marianne…
Elle s’apaisa un peu, il attaqua sa cruelle besogne. Il transpirait de plus en plus. À chaque fois que l’aiguille se plantait dans la chair, Marianne se cambrait.
Le commissaire se concentra. Il regardait le visage de sa patiente de temps en temps, pour s’instiller du courage. Puis il eut des gestes plus précis. Plus efficaces, plus rapides.
Les tressaillements douloureux de ce corps entre ses mains lui procuraient soudain des sensations bien connues. Qu’il aurait voulu refouler au plus profond de lui. Une sorte d’ivresse. Mélange d’adrénaline et d’autre chose. Un plaisir odieux.
Mais qui l’aidait finalement à supporter l’horreur de son intervention. Elle poussa un cri, il se tétanisa quelques secondes.
— Calme-toi, ordonna Laurent. Calme-toi, princesse… C’est bientôt fini.
Puis il fixa Franck dont les yeux verts brillaient de façon incroyable au-dessus du masque.
— T’as fini ?
— Presque, répondit-il sans desserrer les mâchoires.
Encore quelques allers-retours de l’aiguille.
— Voilà, annonça Franck. C’est terminé.
Il posa la gaze. Et s’effondra sur le sol. Sonné. Presque KO. Philippe l’aida à se relever, lui apporta un verre d’eau. Il se débarrassa du masque, des gants. S’apprêta à savourer sa victoire.
— Merde ! hurla soudain le capitaine. Le cœur ! Ça… Ça bat presque plus !
Il empoigna la seringue. La planta dans la cuisse sans hésiter. Injecta l’atropine.
Philippe s’agrippa au buffet pour ne pas tomber. Laurent vérifia à nouveau le pouls.
— Elle fait un arrêt cardiaque !
Franck s’était pétrifié, comme s’il venait de recevoir un impact de foudre sur la tête. Échec.
Philippe reprit soudain ses esprits et bouscula Laurent. Il attaqua un massage cardiaque, réminiscences intactes de son brevet de secouriste. Ne s’avoua pas vaincu. Lui enjoignit de lutter à ses côtés.
— Allez ! hurla-t-il. Bats-toi, Marianne ! Tu vas pas mourir maintenant ! Marianne !
Il s’acharna sous les yeux ébahis de ses coéquipiers qui retenaient leur souffle, leurs cœurs s’étant arrêtés en même temps que celui de Marianne.
Philippe n’abandonnait toujours pas. Massages… Bouche-à-bouche… Appels désespérés.
— Marianne ! Respire ! Marianne !
Jusqu’à ce que le miracle se produise.
— Ça y est ! Ça repart !
Marianne était toujours inconsciente mais la vie soulevait à nouveau sa poitrine. Ils la regardèrent un moment revenir dans le monde des vivants. Grâce à eux. Quelques minutes irréelles où ils contemplaient leur œuvre.
Prêts à tomber d’épuisement. Exténués, mais heureux.
— Gardez-la à l’œil, dit Laurent, des fois que son palpitant recommence à déconner ! Moi, je vais réveiller ma copine la pharmacienne.
Franck allongea Marianne sur le canapé, une couverture sur son corps tremblant. Il garda sa main dans la sienne, il l’implora en silence de ne pas échouer. De terminer la mission.
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