Avec sa main droite, elle accomplit un ultime effort. Saisit quelque chose dans son dos, le lança à ses pieds. Franck fixa la photo de Daniel. Sanglante, elle aussi. Puis il affronta à nouveau le visage de Marianne.
— Tu m’as menti, Franck…
Il se laissa glisser jusqu’au sol, presque en face d’elle, en face de la gueule du Glock. Il l’avait tant espérée qu’il ne pouvait la fuir.
— Je… Je n’avais pas le choix, Marianne… Je… Je ne pouvais pas te le dire…
Il aperçut la pochette mauve posée à côté d’elle.
— Tu es rassuré, Franck ? Ton précieux dossier est là… Approche, viens le chercher… Tu l’as tellement attendu… !
— Tu veux me tuer, Marianne ? C’est ça ?
— C’est pour ça que je suis venue… J’ai marché pendant des kilomètres pour ça… Je me suis vidée de mon sang pour ça… Pour le plaisir de te voir crever… Il est mort à cause de toi, ajouta-t-elle.
Elle avait de plus en plus de mal à parler. Son bras droit s’était rétracté contre son corps, dans une spasticité effrayante. Au bout, sa main était secouée de convulsions musculaires. Mais la gauche tenait fermement le pistolet. Comme si le peu d’énergie qui l’habitait encore se concentrait dans cette main vengeresse.
— Non, Marianne. Non… Je ne l’ai pas tué. Il… Il t’avait perdue, il ne l’a pas supporté.
— Tu t’es servi de lui… Tu m’as…
Elle reprit une profonde inspiration. Ses poumons résonnèrent d’une plainte déchirante.
— Tu m’as fait mal en… te servant de lui pour… que je commette toutes ces horreurs… Tu t’es servi de lui alors… qu’il était mort…
Il voyait sa souffrance sur, comme dans, son corps. Il aurait voulu pouvoir fermer les yeux sur le calvaire qui s’étalait sur son si joli visage. Mais il ne pouvait y échapper. Devait tout affronter. Tout.
— Marianne… Je n’avais pas le choix. Je devais le faire.
— La mission, pas vrai ? Il n’y a que ça qui compte pour toi… La mission… Rien d’autre n’a d’importance… Les gens ne sont que… des… instruments… dont tu te sers… des pions que tu déplaces dans ton jeu…
— Non… Ne dis pas ça. Il était déjà mort, ça n’aurait rien changé.
— Et Clarisse… ? Elle était… déjà morte… quand tu… l’as assassinée ?
Il posa son front sur ses genoux. Prit le risque de quitter l’arme des yeux.
— Comment tu l’as tuée ? Tu l’as… battue à mort ? Tu lui as tiré… une balle dans… la bouche ?
Il releva la tête mais ne répondit pas. Il l’implorait du regard de se taire. Elle avait touché le point sensible. Continua à le torturer d’une voix de plus en plus faible. Qui se tarissait comme un cours d’eau en été.
— Est-ce que tu… t’es amusé avec elle avant de… la tuer ?
— Comment tu peux croire que…
— Est-ce qu’elle aussi a été un… de tes passe-temps ?
— Non, Marianne… Je… J’ai dit ça… parce que… pour que…
— Tu cherches tes mots Franck ? Qu’est-ce… qui t’arrive ? C’est… la peur de mourir ?… Tu veux bien tuer mais… Tu as peur de mourir ?
— Tu n’as pas été un passe-temps, Marianne. J’ai dit ça pour que tu aies la rage. Pour que tu continues la…
— … mission ? Tu ne vis que pour ça, pas vrai, Franck ? Je… il n’y a qu’une chose qui peut t’effrayer… Une seule chose… L’échec… voilà… pourquoi tu as… tué une jeune maman.
Elle lut la douleur au fond des émeraudes. Tourna le couteau dans la plaie.
— Tu ne savais pas qu’elle avait une… petite fille ? Juliette… elle a trois ans. Orpheline, désormais… Il faut que tu saches… que tu vives avec ça… comme je vis avec.
Les lèvres de Franck se mirent à trembler. Elle crut en une hallucination lorsque les larmes cassèrent la forteresse. S’invitèrent au bord de ses yeux.
— On m’a donné des ordres ! se défendit-il avec accablement.
Elle regarda couler les larmes. Elles adoucissaient son désespoir, sans qu’elle comprenne vraiment pourquoi. Mais il les refoula bien vite.
— Marianne… C’est fini, maintenant. Baisse ton arme.
Elle trouva la force de sourire. Car même sourire était douloureux.
— Je suis venue… pour te tuer, Franck… T’as oublié ? Tu m’as choisie… pour ça, rappelle-toi… Parce que je suis une meurtrière.
Elle ajusta sa cible. Un frisson de peur le transfigura. Plus qu’un geste à faire. Une simple pression sur l’index. Mais elle réalisa soudain que ça ne la soulagerait pas. Un crime de plus ? Ça n’apaiserait rien. Aucun de ses tourments. Son bras retomba sur ses genoux.
— Il y a déjà eu tant de sang versé, murmura-t-elle. Tellement de… souffrance… Et je ne sais même pas pourquoi… Je n’en peux plus… Ça servirait à rien… à rien.
Elle lâcha son pistolet. Franck se leva doucement. Avec le pied, il fit glisser le Glock à l’autre bout du couloir. Puis resta debout devant elle. Il n’osait la toucher, contemplait le carnage sans un mouvement. Elle le dévisagea avec étonnement. Avec toute la douleur du monde, aussi. Pourquoi n’avait-il pas récupéré l’arme ? Il va se servir de la sienne. Bien sûr. Voilà pourquoi.
— Je suis si fatiguée… Si fatiguée… Qu’est-ce que tu attends… pour me tuer ?
Il s’agenouilla. Elle hésitait. Mais il lui fallait un contact. Quelque chose à quoi se raccrocher avant le grand saut. Une épaule pour mourir. Elle avait toujours eu si peur de partir seule… Elle se pencha en avant, posa son front contre lui. Pourtant, ils étaient encore séparés. Chacun d’un côté du ravin. Il gardait ses mains loin d’elle. Il ne comprenait pas.
— Tu voulais me tuer. Et maintenant… tu veux quoi, Marianne ?
— Qu’est-ce que tu attends, Franck ? Je veux mourir, puisque Daniel est parti.
Il la serra enfin dans ses bras. Répéta son prénom inlassablement.
— Marianne… Tu ne vas pas mourir. Je vais m’occuper de toi. Tu n’as plus à avoir peur…
— Je veux juste que ça… s’arrête.
— Oui… C’est fini. Je vais te soigner. Tu es libre, désormais…
Libre ? Elle commença à pleurer doucement contre sa poitrine. Il ne lui restait personne d’autre de toute façon. Libre. Sans Daniel. Elle s’enfonça lentement dans le noir et l’oubli.
Elle ne pleurait plus. Elle était inerte. Franck la repoussa doucement contre le mur. Il caressa son visage. La secoua un peu.
— T’endors pas, Marianne ! Reste avec moi ! T’endors pas !
Il tenta en vain de la faire revenir. Laurent descendit, posa un pied sur le Glock en bas des marches. Faillit se ramasser une gamelle mémorable. Les cris de Franck venaient de le tirer de son sommeil.
— Elle est revenue ! murmura-t-il avec incrédulité.
Il aperçut ensuite la pochette mauve pleine d’hémoglobine.
— Elle a réussi, putain… Elle est morte ?
— Non, répondit Franck. Mais elle est gravement touchée. Va réveiller Philippe.
— Pas la peine, dit le lieutenant qui venait à son tour de descendre.
— Bon, reprit Franck avec sang-froid, on retourne à T. On ne peut pas rester ici. Elle a dû abandonner la bagnole dans le coin. Ils ne vont pas tarder à rappliquer et fouiller tout le secteur. Il n’y a pas une minute à perdre.
Philippe se pencha sur le corps de Marianne.
— On va la transporter comme ça ? Dans cet état ?
— Elle risque de ne pas survivre au trajet, fit remarquer Laurent.
— Et s’ils la trouvent ? Tu crois qu’elle y survivra ? On ne peut pas rester là. Pour elle comme pour nous. Philippe, tu rassembles nos affaires, efface le maximum de traces. Laurent, sors le fourgon du garage. Je vais y amener Marianne.
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