Il vit des ombres danser dans ses yeux. Des ombres encore plus noires que ses prunelles. Il fit exprès de lui sourire. Pour lui laisser croire qu’il ne souffrait pas. Pour l’expulser hors de ses gonds, une bonne fois pour toutes. Avec le risque qu’il connaissait. Mais elle était si faible qu’il n’avait pas grand-chose à redouter, à part sa colère. Cette colère qu’il allait chercher au fond d’elle. Pour qu’elle explose, qu’elle sorte enfin. Comme une libération.
Quel jeu à la con…
Elle se recoucha, lui tournant toujours le dos. Ayant apparemment abandonné la lutte. Il venait donc d’échouer, encore. Il laissa la lampe du bureau allumée, contempla ses épaules et sa nuque. Son pied qui battait la mesure sous le drap.
— Bonne nuit, Marianne.
— Ta gueule.
— Charmant !
Elle s’endormit rapidement. Il aurait pu partir. Mais il n’en avait pas envie. Pas envie de se retrouver seul dans sa chambre.
Il entendit Philippe et Laurent qui allaient se coucher. Passa deux longues heures à regarder son dos. Elle ne bougeait plus, semblait profondément assoupie. Et, enfin, il parvint à tromper l’ennemi. S’immergea avec jouissance dans un bain de sommeil.
Marianne, les yeux bien ouverts, épiait sa respiration régulière.
Enfin, il dormait.
Elle se retourna doucement, serrant les dents pour ne pas gémir. Il s’était replié dans son fauteuil, se cassant les reins et la nuque. Elle le fixait, une batterie de missiles au fond des yeux.
Le monstre s’était réveillé, ce soir. Il avait pris possession d’elle. Lui et Marianne avaient attendu plus de deux heures. Deux heures à le haïr. Sans une seule vraie bonne raison. Mais pas besoin de raison. Cette souffrance intolérable qui la calcinait ; ces strates de peine, de haine, de douleur, de culpabilité. Empilées les unes sur les autres. Ça pesait des tonnes. Il lui fallait un coupable.
Le tuer et partir, loin. Mais pas au Venezuela. Ce putain de pays qu’elle n’aurait pas pu situer sur une mappemonde. Partir, où elle voulait. Tant pis pour l’argent et les papiers. Tant pis, elle se débrouillerait. Tant pis, elle mourrait. Comme Daniel. Ça n’avait pas vraiment d’importance.
À vrai dire, ça lui semblait même la seule issue.
Deux minutes plus tard, elle était devant le fauteuil. Un couteau à viande dans la main gauche. Celui qu’elle venait de récupérer près de son assiette.
Imprudent, monsieur le commissaire.
Elle n’y voyait plus très clair. Tout était flou. Surtout dans sa tête.
Mais, dans sa main valide, une arme. Face à elle, une cible.
Qu’elle observait avec ces drôles de palpitations au cœur, ces drôles de langueurs dans le ventre. Celles qui précèdent le meurtre. Lui faire payer. Le voir souffrir, agoniser. Tuer. Le voir mourir, lui comme les autres.
Le monstre était prêt, Marianne hésitait.
Elle n’avait jamais tué quelqu’un d’inconscient.
— Réveille-toi, Franck.
Les émeraudes surgirent de l’obscurité. Il vit briller la lame. Ça le tira brutalement de son sommeil.
— Je ne voulais pas te tuer pendant que tu dormais.
Il sentit l’acier contre sa gorge, se pétrifia sur le fauteuil.
— Marianne, réfléchis, je t’en prie…
La lame s’enfonça un peu, il ferma les yeux un dixième de seconde. Puis son regard se fit plus dur.
— Qu’est-ce que tu attends ? Vas-y, tue-moi ! Comme ça, tu auras fait tout ça pour rien. Comme ça tu ne pourras plus quitter ce pays… Tu te feras arrêter ou descendre.
— Ta gueule !
— Vas-y, plante ce couteau ! Ça ne t’enlèvera ni la douleur ni la peine. Ça t’enlèvera juste le dernier espoir qu’il te reste… De toute façon, dans ton état, tu ne feras pas trois pas dehors.
— Je t’ai dit de la fermer ! Rien à foutre de mourir !
La lame entama la peau, le sang coula doucement sur son cou. Il crispa ses mains sur les accoudoirs.
— Ma mort ne te le rendra pas. Rien ne te le ramènera…
Il venait d’user sa dernière cartouche. Mais le couteau était toujours dans sa chair. Tout juste si elle semblait l’entendre. Comme prisonnière d’un mauvais rêve. Il tenta le tout pour le tout. Rapide comme l’éclair, il attrapa son poignet avec la main droite, enfonça son poing gauche dans sa plaie. Elle se plia en deux, la lame dérapa sur sa gorge. Brûlure fugace. Ils crièrent en même temps. Il tordit son bras, jusqu’à ce qu’elle desserre les doigts. Elle s’effondra sur le parquet. À bout de forces, déjà. Franck la souleva, la jeta un peu rudement sur le lit. Elle n’eut pas le temps de se relever, il était déjà sur elle, immobilisant son bras gauche. Le droit arrivait tout juste à bouger. Il tenait le couteau, le lui plaqua sur la gorge à son tour. Il saignait. Une dégoulinure rouge formait un drôle de carcan autour de son cou.
— Tu veux y goûter, Marianne ? demanda-t-il en faisant pression sur la lame.
— Lâche-moi, putain !
— Pourquoi t’hésites toujours au moment de me tuer ? Pourquoi tu me provoques ? Qu’est-ce que tu essaies de me dire, Marianne ?
— Laisse-moi, merde ! J’ai rien à te dire !
— Alors pourquoi tu m’as réveillé, hein ? Pour une fois que je dormais !… Tu voulais jouer avec moi, c’est ça ? C’est pour ça que tu m’as réveillé ?
— J’voulais te tuer ! cracha-t-elle.
— Mais non, Marianne ! Tu n’as jamais voulu me tuer ! C’est autre chose que tu veux… Mais je n’arrive pas très bien à savoir ce que c’est.
— Je veux te voir crever !
— Tu mens. Ce n’est pas ça que tu veux…
Dans un effort surhumain, elle souleva son bras droit, empoigna la main de Franck. Celle qui tenait l’arme. Elle lutta de toutes ses forces. Pas pour l’éloigner de sa gorge. Pour qu’il la lui tranche. Le monde à l’envers.
Il lui fallut toute son énergie pour la faire lâcher. Il lança l’arme par la fenêtre. Il avait eu une telle frayeur qu’il tremblait. Marianne essaya de le frapper. Il l’immobilisa à nouveau. Pour l’empêcher de se blesser, de s’épuiser à mort.
— J’ai tout fait pour te sauver, merde ! s’écria-t-il.
Il vit enfin monter les larmes dans les yeux sombres. La délivrance tant attendue. Maintenant, il fallait la pousser à se confesser. Que ça sorte. Qu’elle mette des mots sur la douleur.
— T’es cinglée ou quoi ?! Pourquoi tu veux mourir, hein, Marianne ?
— Il s’est tué ! C’est à cause de moi ! C’est à cause de moi !
— Non ! Ce n’est pas ta faute, Marianne. Tu ne dois pas te sentir coupable de ça… Tu dois vivre avec…
— J’arriverai pas à vivre sans lui ! Je préfère crever !
Elle capitulait, arrêta de se débattre. Il la récupéra dans ses bras, la laissa déverser le flot nerveux. Fleuve de peine, d’angoisses. Langage du corps ; pleurs et tremblements. Il restait encore tant d’abcès à crever.
— Je te jure que je regrette qu’il soit parti, Marianne. Mais on ne peut rien contre la mort… Il t’aimait, il aurait voulu que tu sois libre. Que tu aies une deuxième chance… Et c’est ce que je veux aussi…
— J’ai tellement peur ! avoua-t-elle enfin. Je veux pas aller à l’autre bout du monde ! Je serai perdue !
— C’est normal d’avoir peur, Marianne. Mais tu auras une nouvelle vie. Toute la liberté dont tu as tant rêvé. Tu rencontreras des gens, tu rencontreras un autre homme…
— Non ! Y avait que Daniel ! Que Daniel…
— Non, Marianne. Là-bas, tu ne seras plus poursuivie par ton passé.
— Il me poursuivra toujours ! Jamais je pourrai oublier…
— C’est vrai, tu n’oublieras pas. Mais personne ne le saura, personne ne te jugera pour ce que tu as pu commettre… C’est ça, la liberté. Une nouvelle vie, Marianne… C’est ce qu’il aurait voulu pour toi. C’est ce qu’il a espéré pour toi jusqu’au bout.
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