— Venez avec moi, Clarisse.
Il lui souriait, elle se leva. Mit sa main dans la sienne.
— Pourquoi on s’arrête ici ?
Laurent descendit à son tour. Pas besoin de longues explications. Il ne pouvait laisser Franck seul. Devait affronter l’horreur avec lui. Philippe, lui, s’était ratatiné sur son siège.
— Pourquoi on s’arrête ici, commissaire ? répéta Clarisse.
Franck la regarda fixement pendant quelques secondes. Elle vit tant de choses dans ses grands yeux verts. Des ombres douloureuses, des armées de démons. Puis les émeraudes se mirent à briller de mille feux. Comme s’il allait se mettre à pleurer.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta la jeune femme.
Il sortit une arme de sa poche. Celle du brigadier de l’hôpital.
— Qu’est-ce que… balbutia la greffière.
Il arma le 357, leva son bras presque au ralenti. Clarisse ouvrit la bouche. Recula doucement.
— Non…
Franck cherchait la force. Cherchait au fond de ses tripes quelque chose qui ressemblait à du courage. Ou à de la lâcheté. Ou au sens du devoir. Ou à un mélange des trois. Qui ne ressemblait à rien de connu.
Clarisse tomba à ses pieds.
— Monsieur ! Je vous en prie ! Ne me tuez pas !
Cette voix lui déchirait les chairs plus sûrement qu’un scalpel. À genoux dans l’herbe sèche, elle s’agrippait à ses jambes. Il recula brutalement. Pour ne plus sentir ce contact insupportable. Elle se plia en deux vers l’avant. Pour une dernière prière. Aussi inutile que toutes les autres. Tandis que Franck fermait les yeux quelques secondes. Pour échapper à ces images. Insoutenables.
— Non !
Il rouvrit les yeux.
— Pourquoi vous faites ça ? Ne me tuez pas !
Il tira. Trois fois.
Clarisse s’affaissa juste un peu sur l’avant. Jusqu’à ce que son visage embrasse la terre. Quelques tressaillements la secouèrent encore. Et puis, plus rien. Elle tomba sur le côté.
Morte.
Ça n’avait pas duré une minute. Ça le poursuivrait jusqu’à la fin de sa vie. Il resta le bras tendu. Se mit à trembler d’une façon impressionnante. Statue de pierre secouée par un séisme.
Laurent l’empoigna par les épaules. Puis baissa son bras à la rigidité cadavérique.
— On doit aller récupérer Marianne, murmura-t-il. Il faut faire vite…
Mais Franck refusait de détacher son regard de la suppliciée qui gisait à ses pieds. Laurent l’entraîna de force vers le fourgon. Lui parla doucement. Tenta de le ramener à la vie.
Marianne était toujours sur le capot de la voiture. De là, elle pouvait distinguer la route au travers des feuillages denses d’un noyer. Une heure qu’elle attendait, maintenant. Elle avait chaud, avait laissé son blouson sur la banquette arrière. Posé son téléphone à côté d’elle.
Ils vont pas m’abandonner ici… En tout cas, ils n’abandonneront pas le dossier. Ça, j’en suis sûre… Et s’ils me tuent ? J’aurai au moins sauvé Daniel. C’est ça qui compte.
Une voiture approcha lentement. Elle plissa les yeux. Une Laguna. Bleue, comme celle de Laurent. Pourquoi ils n’ont pas pris le fourgon ?
Elle sauta du capot. La voiture stoppa sur le bord de la départementale. Un moteur arrivait en sens inverse. Elle fit volte-face. Une autre voiture. Bleue, elle aussi. Avec un gyrophare sur le toit. Puis une troisième qui s’arrêta en travers de la route. Elle sentit le sol se dérober sous ses pieds. Entendit presque les hommes armer leurs fusils à pompe.
Elle recula lentement. Dégaina son arme.
Jamais. Je n’y retournerai jamais !
Ils ouvrirent les portières, tous ensemble. Treillis, gilets pare-balles. Képis. Fusils d’assaut. Armes de poing.
Je veux pas y retourner… Vous ne me prendrez pas vivante ! Jamais.
Appuyée sur le toit de la Golf, elle tira deux coups de feu en direction de la voiture de gendarmerie, en explosa le pare-brise. Les uniformes se planquèrent instantanément derrière la tôle. Elle grimpa au volant de la Golf, mit la clef de contact. Tourna. Poussa un cri de guerre. Appuya sur l’accélérateur. Cala. Recommença.
On lâche le pied gauche quand on appuie sur le droit . Le bolide partit comme une fusée, scotchant sa conductrice sur le siège. Elle contre-braqua en décollant un nuage de terre assoiffée.
Ils bloquaient la route des deux côtés. Restait la piste en terre. Qui n’allait peut-être nulle part. Tant pis.
Elle s’élança vers l’inconnu. Bruit fracassant du verre qui éclate. La lunette arrière. Ils mitraillaient la voiture sans relâche. Au moins d’accord sur un point ; eux non plus ne voulaient pas la prendre vivante.
Pied au plancher. Les roues qui patinent, le bruit des balles qui fusent, s’incrustent dans la carrosserie… Puis une douleur fulgurante dans le bras. Premier hurlement.
Mais toujours pied au plancher. Une autre douleur, encore plus forte. L’impression de se déchirer en deux. Deuxième hurlement.
Ils étaient derrière. Toujours derrière. La 16S fonçait pourtant très vite. Propulsée par des litres d’adrénaline. Plutôt mourir.
Marianne avait rejoint par miracle le goudron d’une petite route. Puis d’une plus grande. Elle ne maîtrisait même plus sa Golf. Elle avait trouvé la quatrième. Se contentait de garder le pied droit appuyé. Et de respirer. Comme elle pouvait.
Le liquide chaud s’enfuyait de ses veines, se répandait sur sa peau. Mais elle avait autre chose à faire que de souffrir. Le serpent d’asphalte se déployait sous les roues, dans de dangereuses circonvolutions. Ils vont te rattraper… ! Dans le rétro, la menace grandissait. Quatre voitures à sa poursuite. C’est fini, Marianne. Fini.
Dans le fourgon, le canal police continuait à égrainer le récit de la chasse à courre.
Fugitive prise en chasse à hauteur de St-M. sur L… en direction du sud… Tous les véhicules susceptibles de lui bloquer la route… L’otage n’était pas au lieu de rendez-vous fixé, quelqu’un peut-il me donner des informations… À toutes les unités, répondez …
Franck à l’arrière, à même le sol, écoutait. Les yeux dans le vide.
— Cette fois, c’est foutu, dit Laurent.
Philippe donna un coup de pied dans la portière. Le commissaire ferma les yeux. Tout ça pour rien. Toute cette boue, tout ce sang. Pour arriver au pire. L’échec. Ils allaient tuer Marianne. Retrouver le dossier dans la voiture.
— On rentre, murmura-t-il. J’abandonne.
Les chasseurs toujours après elle. Toujours la route en face. Qui défilait si vite. À plus de cent à l’heure. Comme dans un cauchemar. Une traque qui durait depuis si longtemps, maintenant.
Marianne aperçut soudain une file de voitures stoppées en plein milieu de la route. Daniel, j’aurais voulu te dire…
Les véhicules approchaient, grossissaient… Elle braqua sur la gauche, dépassa la file arrêtée. Pulvérisa une barrière rouge et blanche. Décolla de la route en roulant sur les rails. L’ombre du train sur la gauche. L’avertisseur de la locomotive, furieuse. Elle continua droit devant, fracassa encore une barrière. Le convoi boucha l’horizon dans son rétroviseur. Hurlement de joie. La meute des poursuivants était restée bloquée derrière le train de marchandises !
Elle accéléra, tapa sur le volant comme pour exciter le moteur. Cria encore. Pleura. Pour évacuer un peu de stress.
Arrivée à une patte-d’oie, elle tourna à droite d’instinct. S’enfonça sur une petite route, bordée d’arbres. Comme dans un conte de fées. Le train venait de la sauver. Une fois encore.
Fugitive perdue à hauteur du passage à niveau de St-M. sur L… À toutes les unités …
*
Marianne gara la voiture. Dans un lieu qui aurait pu être idyllique. Une fois de plus, elle avait trouvé refuge au cœur de la forêt. À trois cents mètres de la route. Au milieu de nulle part. Elle eut du mal à desserrer ses doigts incrustés dans le volant. À bouger sa nuque tendue comme la corde d’un arc. Elle contempla son tee-shirt inondé de sang. Une blessure au côté gauche, une autre en haut du bras droit. Les balles avaient traversé le siège avant de déchirer son corps. Et d’aller se loger dans le tableau de bord. Le taux d’adrénaline baissa doucement. La douleur reprit ses droits. Une douleur terrifiante. Elle tomba doucement sur le siège d’à côté. Vit le feuillage tendre des arbres dans le pare-brise.
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