— Vous travaillez pour des assassins ! cria soudain Forestier.
Elle sanglotait toujours. Marianne appuya sur la gâchette, s’arrêta à mi-parcours. Serra les mâchoires.
Tire, Marianne. Tire et casse-toi.
Brusquement, quelqu’un brailla derrière la porte. Essaya d’ouvrir.
— Madame Forestier ? Répondez ! Vous êtes là ? Tout va bien ?… Madame le juge !
— Au secours ! hurla la magistrate. À l’aide !
À la même seconde, Marianne eut un sursaut brutal. Son doigt se crispa. La juge s’écroula sur le côté.
— Madame le juge ! Ouvrez ! Que se passe-t-il ?
Marianne contemplait le corps de la magistrate, gisant sur le flanc. Une tache rouge s’élargissait sur son tailleur beige. À l’épaule gauche. Mais elle n’était pas morte. Essayait encore de respirer.
— Au… sec… ours…
Marianne se posta au-dessus d’elle. Son regard d’ombres se cala dans celui de la victime. Elle tira encore. Deux balles en pleine poitrine.
Il n’y a que dans les films que les gens meurent sur le coup. Nadine Forestier agonisait. Encore. Elle se vidait de son sang, partait doucement vers l’inconnu. Mais s’accrochait à la vie. Sans quitter Marianne des yeux. Comme pour lui tatouer sa souffrance de façon indélébile au fond du cerveau. Pour que jamais elle n’oublie. Marianne l’affronta de longues secondes. Puis finit par fermer les paupières. Un sanglot sec lui souleva la poitrine, une énorme bouffée de chaleur lui enflamma le visage tandis que ses mains plongeaient dans la glace. Elle se détourna de la juge qui refusait de mourir. Qui lui pourrirait la vie jusqu’au bout. Je peux pas vider mon chargeur sur elle. Je vais avoir besoin de munitions…
Elle colla son oreille à la porte. Écouta attentivement. Le type n’était plus là. Bien sûr. Il était parti chercher des renforts. Sortir tout de suite et courir jusqu’à l’extérieur ? Ou attendre ? Attendre quoi, d’ailleurs ? D’être coincée dans une souricière ? Elle se rua jusqu’à la fenêtre en enjambant le corps de la magistrate. Deux voitures avec gyrophare sur le toit arrivèrent.
— Putain… Comment je vais me sortir de là ?
— À l’aide ! gémit la juge.
— Crève, murmura Marianne. Crève, putain…
Laurent regarda son patron.
— Faut y aller, Franck. On ne peut pas rester ici… C’est trop dangereux.
— Mais on peut pas l’abandonner ! s’indigna Philippe.
— On n’a pas le choix, répliqua Franck. Elle sait où nous retrouver… Si toutefois elle s’en sort.
— Mais on peut encore attendre ! insista Philippe.
— Non, on ne peut pas ! rétorqua le commissaire. On est à trois cents mètres du Palais. Dans dix minutes, tout le quartier sera bouclé. Et même si elle parvient à s’enfuir, ils la suivront peut-être… On ne peut pas prendre le risque de se faire repérer. Démarre, Laurent… Allons-nous en.
Marianne s’écroula sur le fauteuil de Forestier. Qui venait enfin de rendre l’âme. Aux divinités de la Justice. Ou aux démons de l’enfer. Comment savoir ? Non, Marianne. Une simple machine de chair, de sang, de nerfs. De muscles. Une formidable machine. Mais tellement fragile. Et qui ne marche plus. Ni divinités ni démons derrière tout cela. Un mécanisme brisé. De la viande froide…
Elle avait soudain envie de renoncer. De les laisser entrer, de les laisser l’emmener. Non, jamais je ne retournerai en taule. Plutôt mourir. Elle contempla son Glock, bien au chaud dans sa main droite. Réfléchis, Marianne… Tu ne vas pas crever maintenant. Maintenant que la liberté te tend les bras. Tu as éliminé deux pourritures, réglé ta dette à la société. Gagné ta rédemption. Même si c’est dans le sang. Alors, hors de question de mourir maintenant ! Tu as payé, tu as le droit de vivre. De vivre libre. Avec Daniel. De lui donner ton amour pour l’éternité. Sauver Daniel…
Voilà l’ultime mission. La mission de sa vie, en fait.
Elle survola du regard cette pièce où elle avait connu des heures terribles. Se força à affronter le corps toujours chaud de son ancienne tortionnaire. Qui la fixait encore, au-delà même du trépas. Avec son petit air supérieur. Figé, maintenant.
Il doit bien exister un moyen de sortir d’ici vivante. Franck m’a choisie, moi. Parce qu’il pensait que j’étais la plus forte. Assez forte pour y arriver… Non… Il m’a choisie parce que j’étais la coupable idéale aux yeux de tous… Ressaisis-toi, Marianne. Elle tourna la tête vers le cagibi. La solution était là. Elle s’appelait Clarisse Weygand. Le téléphone sonna, elle sursauta. Elle hésita, puis décrocha.
— Oui ?
— Qui est à l’appareil ? interrogea une voix masculine rauque et sèche.
— Même question, répondit calmement Marianne.
— Je suis le commandant Joreski, police judiciaire. Et vous ?
— Marianne de Gréville.
Silence de mort. Son nom avait tendance à tarir les éloquences les plus vives. Elle sourit.
— Je suis armée, précisa-t-elle.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Sortir d’ici sans encombre…
— Pourquoi avez-vous pris la juge en otage ?
— Je n’ai pas pris Forestier en otage…
— Dans ce cas, laissez-la partir.
— Je vais avoir du mal, monsieur… Je viens de la tuer… Vous êtes encore là, commandant ?
— Oui.
Nouveau silence. Elle imaginait la tête du flic sans même la connaître. Encore un poisson-lune.
— Et maintenant, je veux me tirer d’ici sans qu’il y ait de morts supplémentaires…
Le ton se fit plus dur, à l’autre bout.
— Je vous conseille de sortir mains sur la tête. C’est vraiment la seule chose à faire pour qu’il n’y ait pas une mort supplémentaire .
— Je ne retournerai pas en taule, commandant. Mettez-vous ça dans le crâne.
— Tu viens d’assassiner un juge, Gréville. Jamais on ne te laissera partir. Enfonce-toi ça dans le crâne.
— J’ai avec moi la greffière de Forestier… Clarisse Weygand. Elle, elle est encore en vie pour le moment. Ce serait bien qu’elle le reste, vous ne trouvez pas ? Si vous donnez l’assaut, je la tue… Vous m’entendez, commandant ?
— Oui, Marianne… Je vous entends.
Il avait mis un peu de sirop dans sa voix. Se souvenait subitement de son prénom.
— Ordonnez à vos hommes de dégager le secteur. Je vais sortir avec la fille… Si jamais je vois un uniforme, je tire dans le tas. Ça pourrait se terminer en carnage. J’ai un automatique, un chargeur plein de seize balles… Et je sais m’en servir.
— Il faut vous rendre, Marianne. Sinon, vous allez vous faire tuer…
— Vous êtes bouché ou quoi ? Je ne me rendrai jamais ! Jamais, vous entendez ? Il faut me laisser partir, sinon vous aurez la mort de Weygand sur la conscience… Et peut-être d’autres, aussi… Je veux une bagnole à la porte de derrière. Avec le plein, évidemment. Moteur en marche, portières ouvertes. Dans dix minutes. Et, bien sûr, aucun flic dans les parages. Vous m’avez bien comprise ?
— Oui… Pourquoi avez-vous tué le juge ? Qu’est-ce que vous voulez ?
— Rien. Je voulais juste lui faire la peau. La vengeance, commandant… Tout comme Xavier Aubert, le proc’… Vous l’avez trouvé ? Vous devriez aller chez lui… Faire un brin de ménage… Faudrait enlever les restes de sa cervelle sur les murs.
— Vous avez tué Aubert ?! s’étrangla le flic.
— Oui, monsieur… Vous voyez, je n’ai vraiment plus rien à perdre. Je ne suis pas à un cadavre près. Alors faites très attention à la greffière… Elle, vous pouvez encore la sauver si vous déconnez pas… Commandant ? Faudrait pas trop traîner, je deviens nerveuse. Et quand je suis nerveuse, je fais n’importe quoi…
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