— Je le savais ! fit Laurent en frottant sa mâchoire. Manquait plus que ça !
Marianne essaya de se lever mais Philippe et Didier la repoussèrent sur le canapé.
— Qu’est-ce que tu prends ? poursuivit Franck.
Elle se mit à espérer. Ils lui fourniraient sans doute de quoi se shooter. Flics et dealers font souvent partie du même monde. Ils étaient peut-être de la brigade des stups, avec un peu de chance.
— Héro…
— Par injection ou…
— Oui, par injection.
— Tous les jours ?
Il fallait passer par la case interrogatoire, Marianne s’y plia à contre-cœur.
— Non… Deux ou trois fois par semaine…
— Le manque d’héro se combat très bien, continua Franck comme s’il menait une conférence scientifique sur le sujet. Si tu n’en as pas, tu parviendras à surmonter le manque.
— Non ! hurla-t-elle. La crise ne passera pas !
— Toute façon, on n’a pas de came ici ! ajouta Laurent non sans un certain plaisir. Alors, faudra bien que tu t’en passes !
— Donnez-moi quelque chose !
Le commissaire lui parla durement.
— T’es sourde ? On n’a pas d’héroïne. Et même si on en avait, on ne t’en filerait pas… Tu dois avoir l’esprit clair… Tu dois être en état d’accomplir la mission.
— Si tu ne me donnes rien, je vais pas passer la nuit !
— Mais si ! C’est juste une crise de manque, rien de plus ! Tu n’es pas en train de mourir…
Inconsciente du danger, Marianne bouscula les deux policiers avant de se ruer dans l’entrée et d’ouvrir la porte. Aller n’importe où, faire n’importe quoi. Ils la rattrapèrent sur le perron, la ramenèrent à l’intérieur. Elle hurlait, se débattait, les injuriait.
— Puisque c’est comme ça, on va t’obliger à rester tranquille ! s’exclama Franck. Attachez-la !
Les bracelets se refermèrent sur les poignets de Marianne qui crachait sa haine. Elle fut menottée au radiateur en fonte, grand classique de la procédure policière. Elle regretta de les avoir appelés. Elle aurait mieux fait de souffrir dans sa chambre. Confortablement installée sur son lit, sans personne pour la juger. Mais ils ne prêtaient même plus attention à elle, ayant repris leur partie de billard. Alors, elle serra les dents pour ne pas crier. Continua de les insulter dans sa tête. Les jambes repliées devant elle, le front sur les genoux. Elle resta ainsi sans bouger de longues minutes, bateau pris dans la tempête. Des vagues immenses, des creux abyssaux. Le mal continuait son œuvre destructrice. Pics de douleur de plus en plus longs. Rémissions de plus en plus courtes. Des lames acérées lui découpaient le cerveau, morceau par morceau. Elle avait la sensation d’être rouée de coups. Assaillie de toutes parts.
Bientôt, elle n’eut plus la force de taire la souffrance. Elle se mit à gémir. Des plaintes d’animal sauvage pris au piège. Le commissaire s’approcha enfin. Elle était méconnaissable. Les yeux gonflés, rouges. Le visage tourmenté de douleur.
Elle l’implora du regard. Plus rien ne comptait. Sortir de l’enfer. Elle lui aurait vendu son âme ou son corps contre une dose.
— Ne me laissez pas comme ça ! supplia-t-elle. S’il vous plaît ! Allez me chercher une dose…
— Et puis quoi encore ! s’insurgea Laurent.
— Je ne peux pas faire ça, répondit le commissaire. Tu dois lutter, ça va passer…
Elle toussa violemment. Puis recommença à s’énerver.
— Je voudrais bien t’y voir ! souffla-t-elle entre deux quintes de toux.
— T’avais qu’à pas toucher à cette merde.
— Espèce d’enculé !
Franck fit mine de ne rien entendre puis rejoignit ses coéquipiers.
— On va être obligés de lui en filer, murmura Philippe. Ça va aller en s’aggravant…
— Rien du tout ! aboya le commissaire. Elle n’a qu’à se contrôler… Simple question de volonté !
Marianne l’injuria encore, d’une voix de plus en plus faible. Jusqu’à ce qu’elle se réfugie à nouveau dans le silence. Les boules de billard s’entrechoquaient dans son crâne. Chaque coup était une torture. Chaque seconde était une éternité au purgatoire. Et ça ne faisait que commencer…
*
Daniel avait répété les mêmes choses une bonne dizaine de fois. Ligoté sur sa chaise depuis des heures, il avait l’impression qu’il n’allait pas tarder à s’évanouir. Ce qui ne lui était encore jamais arrivé de toute sa vie. Il avait soif, il avait mal. Il avait peur. N’avait plus grand-chose à quoi se raccrocher. Des lambeaux de vie passée. Et la liberté de Marianne.
— Reprenons, proposa Werner d’une voix imperturbable.
— Arrêtez, je suis fatigué…
— Je m’arrêterai lorsque vous aurez avoué, monsieur Bachmann.
Il se mit à marcher. Il faisait ça à intervalles réguliers, certainement pour épuiser encore un peu plus son prévenu. Ou simplement pour se dégourdir les jambes.
— Allez, Bachmann, cesse de jouer avec nos nerfs…
Daniel fut blessé par ce tutoiement soudain.
— Nous aussi, on est crevés… On aimerait pouvoir rentrer chez nous, tu comprends ?
— Je n’ai pas…
— Ta gueule !
Werner lui colla une nouvelle fois les clichés sous le nez.
— Allez, Bachmann ! C’est bien toi sur ces photos ? Toi en train de sauter Marianne ! Non ?… Mais si, c’est toi ! Et t’as pas l’air de t’ennuyer avec elle !
— Ça suffit…
— Ouais ! Ça suffit ! beugla Pertuis. On en a assez de tes mensonges à la con ! Dis-le que t’as couché avec elle ! Après tout, c’est pas un crime !
Daniel sentit soudain les larmes monter à l’assaut de ses yeux.
— Allez, monsieur Bachmann, dit Werner d’une voix radoucie. Un effort, je vous en prie… Avez-vous déjà couché avec mademoiselle de Gréville ?
— Oui… Oui, j’ai couché avec Marianne.
— À la bonne heure ! lança Werner avec un sourire de vainqueur.
Il apporta un verre d’eau, Daniel étancha sa soif. Il venait de franchir le pas. De se soulager d’un poids énorme. Il rêvait de rejoindre sa cellule. Tout, sauf supporter encore pendant des heures l’avalanche de questions meurtrières.
— Bien… Depuis combien de temps ça dure avec elle ?
— Ça a commencé… Quelques semaines après son arrivée à la prison…
La voix de Daniel était une sorte de pâte homogène formée d’épuisement et de désespoir.
— Était-elle consentante ?
— Oui, évidemment…
— L’avez-vous aidée à s’évader de l’hôpital, monsieur Bachmann ?
— Non… Non, je n’ai pas fait ça…
Werner s’approcha de son oreille.
— Êtes-vous amoureux de mademoiselle de Gréville, monsieur Bachmann ?
Daniel releva la tête. Une larme se fit la belle de ses yeux gris.
— Oui, j’aime Marianne.
Werner sourit à nouveau.
— Je l’avais deviné ! Ça se voit sur les photos…
*
Marianne ne tenait même plus assise. Elle s’était allongée dos contre le radiateur. Les flics s’étaient exilés dans la cuisine pour boire un coup. Elle les entendait parler au milieu du fatras cérébral. Son corps n’était plus qu’une collection de tremblements nerveux, une galerie d’horreurs sans nom. Le feu dans ses bronches, dans son ventre. Dans sa tête, où un marteau-piqueur forait de plus en plus fort. Ses muscles ne connaissaient plus une seconde de répit, contractés au maximum de leurs possibilités. Une nouvelle crise qui durait depuis plus de dix minutes. Elle pleurait sans discontinuer, seul soulagement. La lumière s’alluma… Les chaussures du commissaire, juste devant son visage. Il se baissa, l’aida à se redresser.
— Ça ne va pas mieux ?
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