Alors, il les imagine. Leurs angoisses, leurs cris, leurs larmes.
Leur désespoir.
Un jour, il faudra qu’il enlève une mère et sa fille.
Qu’il franchisse une étape de plus.
*
Qu’est-ce qui fait le plus mal ?
La honte, sans aucun doute.
Pas de montre, de réveil ou de pendule. Plus de repères pour baliser le temps.
Depuis combien d’heures est-elle assise sur ce lit qui n’est pas le sien ? Dans cette chambre qui n’est pas la sienne… Ces murs sales qui l’emprisonnent.
Tout est si sale. Même l’air qu’elle respire.
Depuis combien d’heures est-il reparti ?
Lui, qui doit sans doute dormir à l’heure qu’il est. Repu, il a regagné sa tanière et digère son crime en toute quiétude.
Tandis que Jessica n’arrive même plus à pleurer.
La honte. C’est ça, le plus douloureux. Avoir été obligée de lui obéir, une fois encore.
De l’autre côté du mur, ils ont tout entendu. Les ordres du bourreau, les sanglots de la victime.
Ce qu’il l’a forcée à faire, ce qu’elle a accepté de faire.
Ils ont tout entendu, ils savent tout.
« — Tu as lu Les Infortunes de la vertu , ma colombe ?
— Un peu, mais je n’ai pas fini.
— Alors, tu sais ce que Raphaël fait à Sophie, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur… Ce marquis, c’est votre écrivain préféré ?
— C’est un maître… Tu as aimé ce que tu as lu ?
— Non, monsieur. »
Il a dit que j’avais une jolie bouche. Une bouche provocante, excitante.
Il a voulu plus, en voudra toujours plus.
Il m’appelle ma colombe mais il m’entraîne toujours plus bas.
Il m’appelle ma colombe, mais il a brisé mes ailes. Ma vie.
Dès qu’elle s’est retrouvée seule, Raphaël a essayé de lui parler. William aussi. Pourtant, Jessica n’a pas répondu.
Ils ont tout entendu.
Papa a dit qu’ils étaient jaloux de lui, de l’autre côté du mur. Qu’ils rêvaient de lui faire la même chose. Que tous les hommes en rêvaient. Même son propre père.
« Même ton papa, ma chérie. La morale le lui interdit, mais il aimerait tant m’imiter… Tu peux me croire, il aimerait tant que tu lui fasses la même chose qu’à moi… »
Il ment, elle le sait. Pourtant, cette phrase ne la quitte pas. Elle passe, en boucle, dans son cerveau.
« Très bientôt, je te ferai ce que Raphaël fait à Sophie, ma petite chatte. Et je suis sûr que ça va te plaire. »
Jessica n’a pas répondu aux appels de Raphaël. Ni à ceux de William.
Peut-être que ça leur a plu, à eux aussi ?
Ce sont des hommes, eux aussi.
Mais Jessica, elle, ne sait plus qui elle est. Ce qu’elle est.
Ce qu’elle sera demain.
Le brouillard a pris possession de la nuit. Son haleine s’immisce jusque dans la chambre.
Sandra, près de la fenêtre, compte les silhouettes qui approchent. Si nombreuses.
Armées de leur colère, qu’elles brandissent tel un glaive.
À un mètre du sol, à peine, elles progressent lentement vers la maison.
Bientôt, elles s’immobilisent. Et les visages enragés se tournent tous vers elle en un seul mouvement. Ces anges profanés qui hurlent vengeance dans un silence oppressant.
Une nuit, peut-être, une de ces créatures parviendra-t-elle à la toucher. Elle agrippera son bras et l’emportera vers les abysses.
Une nuit, peut-être…
Alors, Sandra ferme les rideaux et retourne se coucher auprès de son oncle. Son père. Son unique amant. Il y a si longtemps… S’en souvient-elle vraiment ?
Je t’avais averti, Raphaël. Je t’avais dit de fuir, loin d’ici, tant qu’il était encore temps. Pourquoi ne m’as-tu pas écoutée ?
Toi, qui me prenais pour une faible femme, sans doute. Alors que je ne suis qu’un monstre.
Un monstre qui a grandi en enfer, à l’ombre de son maître.
Tu es arrivé trop tard, Raphaël. Tellement tard.
Où étais-tu, lorsque j’implorais qu’on vienne me délivrer ? Où étais-tu ?
17 h 45
Sandra grimpe dans le 4 × 4, Patrick lui passe son sac à main avant de claquer la portière.
Elle l’implore une dernière fois du regard, il ne cède pas.
— Tu t’en sortiras très bien, assure-t-il.
— Ça me fait peur d’aller là-bas.
— Aucune raison d’avoir peur, dit-il sèchement.
Comme elle tarde à mettre le contact, il ajoute :
— Ne me déçois pas, Sandra. Prends ce fric et reviens immédiatement. C’est compris ?
— Oui.
— Et n’oublie pas : tu payes tout en liquide. Pas de carte bleue… Allez, vas-y, maintenant.
Enfin, elle se décide à partir.
Des années qu’elle ne s’est pas éloignée de la ferme. Quelques kilomètres, tout au plus. Mais un tel voyage…
Elle dépasse Mermaisan, accélère sur cette route encore familière.
Va-t-il tuer Raphaël pendant qu’elle sera absente ? Elle aurait aimé le voir, une dernière fois. L’embrasser, encore.
L’instant d’après, elle se rassure. Il attendra que je sois là. Il veut que j’assiste à son assassinat, il me l’a dit.
Il doit mourir. Lui et son frère doivent mourir. Impossible de les laisser en vie.
Aucune autre solution.
« Je pourrais t’emmener avec moi… »
De simples paroles dictées par la peur ou l’instinct de survie. Des promesses mensongères. Juste pour obtenir mon aide.
Ensuite, il m’aurait liquidée. Ou pire : abandonnée sur place.
La route défile, dans les premiers rayons d’un soleil pâle. Tant de kilomètres à parcourir, encore, pour rejoindre la région marseillaise. Toute la France à traverser, ou presque.
Mais ça veut dire qu’il a confiance en moi. Qu’il me croit capable d’y arriver. Et qu’il ne craint pas que je l’abandonne en me tirant avec l’argent.
Me tirer avec l’argent…
Sandra force son imagination. Prendre tout ce fric et partir. Loin d’ici. Loin de lui.
Elle pourrait songer à s’exiler à l’étranger. Y refaire sa vie. Elle pourrait s’imaginer un autre avenir.
Pourtant, lorsqu’elle pense à ce qu’elle pourrait faire en prenant le large, c’est le néant qui s’impose dans son esprit. Une sorte de masse grise, inquiétante et vide de sens.
Comme si rien n’existait à part cet homme.
Des chaînes invisibles, incassables, l’ancrent à lui. Des liens qui s’enracinent profondément dans ses chairs pour terminer entre les mains de Patrick.
Il suffit qu’elle s’éloigne un peu de lui pour éprouver le déchirement effroyable qui en résulte.
Lui, qui l’a recueillie alors qu’elle n’était qu’une enfant de 3 ans.
De sa mère, elle ne garde aucun souvenir. Elle sait seulement qu’elle s’est jetée d’un pont surplombant une autoroute, un soir de juin. Elle s’est écrasée sur l’asphalte avant qu’un camion ne l’achève.
Son père, le vrai, elle ne l’a jamais connu. Évaporé avant sa naissance.
« Un lâche », lui a souvent dit Patrick.
Ses premiers souvenirs remontent à ses 4 ou 5 ans.
Une enfance morne, dans la banlieue de Saint-Étienne. Auprès de cet oncle, dur comme un roc souvent. Tendre comme une mère, parfois.
Autoritaire, toujours.
Cet homme qu’elle a toujours appelé papa.
Au fil des kilomètres, ses souvenirs affluent. Peut-être pour juguler l’angoisse.
La voiture avance vers l’avenir, son esprit s’enfonce dans le passé.
Elle se souvient de la maternelle, un peu. De l’école primaire, surtout.
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