Excellente élève, mauvaise copine.
« T’as pas de maman ? Pas de papa ? »
Juste un oncle, qui est tout pour moi. Qui m’a évité l’Assistance publique, il me l’a assez dit. Qui a tout sacrifié pour m’élever. Alors qu’il n’y était pas obligé.
Ça aussi, il n’a pas cessé de me le rappeler.
Et puis le collège… Excellente élève, toujours. Des notes bien au-dessus de la moyenne.
Jusqu’à la chute, brutale, de ses résultats.
Mais papa a su la convaincre qu’elle ne devait pas faiblir. Que ce qu’ils vivaient tous les deux était normal, naturel. Qu’il n’y avait rien de honteux à ce qu’ils dorment parfois dans le même lit. Pourtant, ça devait rester leur secret.
Un secret farouchement gardé.
Ses chères camarades de classe se vantaient d’avoir embrassé leur petit copain et se moquaient d’elle, la sainte-nitouche, la timide, la muette. Sans se douter un instant qu’elle connaissait déjà ce qu’elles découvriraient des années plus tard.
Sandra prend le ticket et s’engage sur l’autoroute. Pour le retour, il faudra prendre la nationale, lui a précisé papa.
Les souvenirs de cette époque restent nébuleux. Épisodiques. Sorte de ligne floue, en pointillés.
Une digue attaquée par les vagues. Percée par endroits, mais qui résiste.
Comme si un monstrueux vortex l’avait engloutie des années durant.
Comme si elle était tombée dans un trou si profond qu’il en avait absorbé sa mémoire.
Elle ne veut pas se rappeler. Son corps sait, son esprit préfère occulter.
Question de vie ou de mort, peut-être.
Le baccalauréat, mention bien. Et puis l’internat, à l’école vétérinaire.
Un week-end sur deux, rejoindre papa. Le reste du temps, étudier. Encore et encore.
Pas d’amies, encore moins de petit copain. Quelques-uns ont tenté leur chance, mais elle était bien incapable de les laisser approcher.
Elle ne les voulait pas dans ses bras. Sur sa peau.
Il était le seul à avoir des droits sur elle. Il le lui avait bien dit.
Et puis un jour, papa est arrêté. Condamné pour un viol sur mineure.
Les preuves sont inexistantes, le crime est trop vieux. Alors la justice hésite. Et le condamne à une faible peine.
Deux années en prison pour attouchements. Juste le temps pour eux de décider qu’à l’avenir, il ne faudra plus jamais laisser aux victimes le loisir de témoigner un jour ou l’autre contre lui…
Sandra lève les yeux à chaque fois que sa voiture approche d’un pont. Un de ces ponts qui croisent l’autoroute.
Que serait ma vie si tu ne t’étais pas jetée de là-haut ? Si tu ne m’avais pas abandonnée, toi aussi ?
Papa dit que tu étais malade. Que la folie galopait dans tes veines. La folie ou le désespoir ?
La seule chose que je sais, c’est que tu ne tenais pas à moi. Sinon, jamais tu ne m’aurais laissé affronter seule ce monde infâme…
Le métier de vétérinaire, c’est elle qui l’a choisi. Papa ne l’a pas empêchée, lui donnant même sa bénédiction. Parce qu’elle préférait la compagnie des animaux à celle des hommes.
Lorsqu’elle décroche son diplôme, il décide de venir s’installer ici. À Mermaisan, dans la Brenne.
« — Tu pourras avoir des chevaux, ma chérie. Et exercer ton métier. À toi, désormais, de nous faire vivre. Moi, j’ai bien mérité de prendre ma retraite, tu ne crois pas ?
— Si, bien sûr, papa. »
Papa était mécanicien de précision dans l’outillage. Il n’avait pas pu suivre d’études longues, forcément. Pourtant, ses collègues le surnommaient le libraire. Parce qu’il avait toujours un livre dans la poche. Pendant sa pause de midi, au lieu de les accompagner dans le snack où ils déjeunaient, Patrick mangeait son sandwich, assis sur un banc, jambes croisées.
Et il lisait.
Parfois, aussi, il disparaissait. Il allait se promener, prendre l’air.
Squattant un autre banc.
En face d’une école.
« Nous portons le même nom, nous leur ferons donc croire que nous sommes mariés, qu’en dis-tu ? »
Elle a trouvé ça amusant. Surtout lorsqu’ils ont choisi les alliances.
Elle n’était plus une orpheline. Elle était une femme mariée.
Elle a tout de suite aimé ce lieu désertique. Ces espaces immenses. Ces étangs profonds où elle peut noyer ses peurs et ses peines. Ces légendes effrayantes, ces forêts ensorcelées.
Ce brouillard, identique à celui qui emprisonne son esprit.
Il se lève, parfois. Revient, toujours. Pour cacher ce qui fait vraiment trop mal.
Elle a remplacé le vétérinaire de Mermaisan, qui partait à la retraite, lui aussi. Elle est devenue importante pour ces gens. Importante dans ce village et les bourgs environnants.
On compte sur elle, on la respecte. Elle est devenue quelqu’un.
Simplement quelqu’un.
Sandra roule à 130 kilomètres heure. Toujours respecter la loi. C’est papa qui le lui a appris.
Les ponts se succèdent, le fantôme de sa mère hante chacun d’entre eux. Là, juste derrière les rambardes.
La vie a suivi son cours.
Enterrer son premier enfant. Sans cérémonie.
Comme le suivant.
Personne ne s’était aperçu qu’elle était enceinte.
Personne ne s’est jamais aperçu de rien, d’ailleurs. Certains, peut-être, ont préféré détourner les yeux.
Pas Raphaël, non. Lui, il a vu. Il a compris, il a deviné, il a senti.
Après ces deux accouchements clandestins, papa ne l’a presque plus touchée.
Il s’est lentement détourné de ce corps que lui seul avait possédé. Et qui est voué à se dessécher inexorablement.
« Notre amour a changé », dit-il. « Même s’il est toujours aussi fort. »
Moins sale , se dit-elle.
Maintenant, d’autres filles ont pris sa place. Mais elles, il ne les garde pas. Parce qu’il ne les aime pas.
Il s’est sacrifié pour elle. Normal qu’elle se sacrifie pour lui.
Normal qu’il les sacrifie. L’une après l’autre.
— Normal, murmure Sandra en fixant la bande d’asphalte qui défile sous son capot.
Et puis un jour…
Un jour, Raphaël est arrivé.
— Maintenant, il faut qu’il reparte.
Maintenant.
Avant que tout ce qu’elle a patiemment édifié s’écroule. Cette armure, cette forteresse. Cette cuirasse inoxydable.
Maintenant, avant que tout s’effondre. Et qu’elle meure, étouffée dans sa propre douleur.
Avant que la digue ne cède et qu’elle périsse noyée dans l’horreur de sa vie.
9 h 00
William s’acharne encore.
— Jessica, tu m’entends ? Réponds-moi, s’il te plaît…
Raphaël, lui, a abandonné depuis longtemps. Il fixe la fenêtre, muré dans un silence pesant.
Un silence que William ne supporte plus.
— Jessie ? Pourquoi tu ne veux pas répondre ?
Sans doute est-elle trop mal pour parler ? À moins qu’il ne l’ait tuée.
— Fais-moi un signe, s’il te plaît, conjure le jeune homme. Nous sommes très inquiets pour toi, tu sais… Si tu ne veux pas parler, fais au moins du bruit.
Il tend l’oreille, entend soudain qu’elle cogne contre les barreaux métalliques de son lit. Il sourit, Raphaël aussi.
— Merci, Jessica, ça nous fait du bien de t’entendre. Dis-nous comment tu vas…
Aucun mot ne traverse la cloison. Aurait-elle perdu la parole ? L’aurait-il bâillonnée ?
— Bon, on va faire autrement, propose William. Je te pose des questions et tu frappes un coup pour oui et deux coups pour non, d’accord ?
Un coup retentit dans l’autre pièce, signe qu’elle accepte de communiquer de cette façon.
Читать дальше