Raphaël ouvre la bouche pour l’insulter, mais les mots s’enlisent dans sa gorge. Stupéfié, il regarde le visage de cet homme.
Du sang. Sur et autour de sa bouche.
On dirait un animal qui vient de se repaître d’une proie.
— Qu’est-ce que tu lui as fait, espèce de pourriture ? murmure le braqueur.
Papa s’approche et sourit. Sur ses dents aussi, il y a du sang. Comme à son habitude, il s’accroupit face à ses prisonniers.
— J’avais faim. Et cette petite salope a bon goût…
Son poing, fermé, s’ouvre.
— Tu veux goûter, champion ?
William écarquille les yeux, son esprit refuse l’évidence.
Ce petit morceau de chair dans le creux de sa main, ça ne peut pas être…
— Et toi, Will, toi qui as tout le temps faim, tu en veux ? Tu veux savoir quel goût a la belle petite Jessica ?
Les deux frères sont si abasourdis, qu’ils n’ont aucune réaction. Jusqu’à ce que William se tourne et vomisse à côté de son matelas.
— Pauvre petit ! ricane Patrick en le considérant d’un air navré.
Raphaël, puisant dans ses ultimes forces, profite de l’instant pour se jeter en avant et asséner à papa un violent coup de tête.
Le bourreau part brutalement en arrière, s’effondre sur le dos. Raphaël essaie de l’atteindre mais les menottes l’en empêchent. Patrick, sonné, vulnérable, reste hors de portée.
Alors Raphaël s’allonge, essaie d’attirer le corps à lui en le crochetant avec ses jambes. Mais se sentant traîné sur le sol, papa réagit et se dégage en rampant jusque sous la fenêtre.
Là, il reprend doucement ses esprits. Cette fois-ci, c’est son propre sang qui se met à couler. Ses propres larmes.
Raphaël vient de lui briser le nez.
— Salopard ! hurle le braqueur. Viens te battre avec un mec pour changer !
Patrick a toujours le visage entre ses mains. Et, lorsqu’il relève la tête, il fusille Raphaël du regard.
— Ça, tu vas le payer… Très cher.
— Allez viens ! l’encourage Raphaël. Détache-moi que j’éclate ta sale gueule !
Papa se relève, est obligé de se cramponner au mur pour ne pas retomber.
Il s’exile dans la salle de bains, les frères l’entendent se passer de l’eau sur le visage.
Il revient, quelques minutes plus tard.
— Tu vas le regretter, je te le garantis…
— Amène-toi ! ordonne Raphaël. Amène-toi, que je te règle ton compte !
Patrick se hâte de quitter la pièce ; la porte du couloir grince, puis claque.
Il est rentré chez lui.
Alors, Raphaël retombe sur son matelas. La fureur qu’il n’a pas pu déverser le fait trembler de la tête aux pieds, coule sur ses joues.
— Tu as été fort, mon frère, murmure William avec admiration.
Il roule depuis ce matin.
Il s’éloigne de Marseille, pour longtemps.
Peut-être pour toujours, mais ça il n’y songe même pas.
Ce serait trop effrayant, sans doute.
Il a pris toutes ses affaires. Qui tiennent finalement dans deux valises et un gros sac de marin. Parce qu’il n’a conservé que l’essentiel, bazardant tout le reste.
Avant de quitter la cité phocéenne, il est passé au cimetière. Voir sa mère qui a rejoint Anthony le mois dernier.
La Golf avale les kilomètres, William garde le pied au plancher.
Il est seul dans la voiture, Mathilde ayant refusé de le suivre. Ils ont rendu les clefs de l’appartement, elle est retournée chez ses parents. Il ne peut pas lui en vouloir, même s’il avait l’espoir, un peu fou, qu’elle lâche tout pour lui.
William est seul dans la voiture.
Et il pleure depuis qu’il est parti.
Parce qu’il vient d’abandonner son premier amour. Ses études, aussi.
Parce qu’il vient de tout plaquer pour rejoindre Raphaël. Transféré à Clairvaux il y a trois mois après avoir été condamné à quinze ans de réclusion.
Clairvaux. Une des pires maisons centrales du pays. Une des plus dures.
Alors William a loué un studio à Troyes, la ville la plus proche de la prison.
Il part, avec l’argent que Pierre lui a donné. Une coquette somme qui lui laisse le temps de voir venir. Le temps de trouver du boulot dans cette ville qu’il ne connaît pas. Qui n’a pas grand-chose à voir avec l’endroit où il est né, où il a grandi.
Mais c’est là qu’il pourra voir Raphaël, chaque semaine.
Alors, c’est là qu’il doit être.
Raphaël, qui n’est même pas au courant que son frère vient de tout laisser derrière lui pour le rejoindre. Sinon, il l’en aurait dissuadé.
Lorsqu’il le découvrira, il entrera dans une colère noire, bien sûr. Et alors ?
Trop tard pour une marche arrière.
Raphaël sera furieux. Mais heureux aussi, sans doute. Même s’il ne le dira jamais.
Il restera enfermé au moins six ans encore, puisqu’il vient de purger quatre années aux Baumettes.
Et six ans sans voir Raphaël, William ne peut même pas l’imaginer.
Ce soir, il sera à Troyes, dans son nouvel appartement.
Ce soir, il aura définitivement dit adieu à la vie qu’il commençait à peine à se construire.
Il fait nuit depuis longtemps lorsque Sandra se présente à l’adresse indiquée.
Elle se recoiffe comme elle peut dans le petit miroir du pare-soleil, hésite à descendre de voiture. Tout en respirant profondément, elle tente de se raisonner.
Je n’ai pas parcouru autant de kilomètres pour renoncer.
D’ailleurs, ce n’est pas une question de kilomètres. Encore moins une question d’argent. Elle n’a pas le choix, doit accomplir la mission assignée par son oncle.
Alors, saisie d’une forte angoisse, elle quitte enfin sa voiture et se dirige vers le portail blanc.
Sur la boîte aux lettres, le nom qu’elle espérait : Lefèbvre.
Elle sonne, essayant de se décontracter un peu. Il suffira qu’elle dise venir de la part de Raphaël et tout ira bien.
Mais personne ne répond.
Elle consulte sa montre, il est neuf heures moins cinq. Se hissant sur la pointe des pieds, elle essaie de voir si une lumière est allumée dans la grande villa.
Visiblement, l’endroit est désert. L’angoisse monte, inexorable.
Et si les frères Orgione s’étaient moqués de Patrick ? Non. Jamais ils n’auraient osé, dans la position où ils se trouvent…
Elle retourne dans son 4 × 4, téléphone à son oncle, qui décroche dès la seconde sonnerie.
— Papa, c’est moi.
— Tu es sur place ?
— Oui. Mais il n’y a personne… Est-ce que je dois attendre ?
Patrick réfléchit quelques instants et finit par répondre :
— On ne peut pas savoir à quelle heure il va rentrer chez lui. Ça doit être le genre de type qui aime vivre la nuit, tu sais ! Alors tu vas à l’hôtel et tu reviens demain matin.
— D’accord, acquiesce Sandra. Tu as raison. Je reviendrai demain matin… Et toi ?
— Quoi, moi ?
— Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? J’ai essayé de t’appeler, vers midi, mais…
— J’étais avec Jessica.
Sandra sourit, soulagée.
— Va te reposer, maintenant, ma douce.
— Bonne nuit, papa.
Elle raccroche, rassurée de savoir quoi faire. Rassurée qu’il décide pour elle, comme il l’a toujours fait. Elle prend donc la direction de la zone commerciale où l’attend sa chambre d’hôtel. Peut-être qu’elle pourra dormir en paix.
Si elles ne l’ont pas suivie jusqu’ici.
*
— Tu crois qu’il va faire quoi ? chuchote William.
Visiblement, il est mort de trouille.
— Je crois qu’il va venir me casser la gueule, répond Raphaël sans conviction.
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