Jessica ne peut aller plus loin. Ses yeux, encore brûlants, s’emplissent de larmes acides.
— L’abandon dans lequel vous êtes , récite froidement Patrick. Il ne vous reste ni parents, ni amis… ignorée de toute la terre…
— J’ai des parents ! s’écrie soudain la jeune fille.
Il s’amuse de ses larmes naissantes, mélange de peur et de colère.
— C’est vrai, admet-il. Et ils doivent être si malheureux de t’avoir perdue pour toujours… Tu imagines comme ils souffrent ? Le calvaire qu’ils endurent ? Ah, si seulement tu avais refusé de monter dans mon fourgon, Jessica… Quelles affreuses douleurs tu leur aurais épargnées ! Ton imprudence t’a conduite ici et a coûté la vie à ta propre sœur . Ta stupidité a plongé tes parents dans le désespoir. Tu peux être fière de toi, non ?
Ça y est, elle pleure, elle sanglote. Elle jette le livre en travers de la pièce.
Lentement, papa ramasse ce qu’il considère comme un chef-d’œuvre. Puis il le repose sur les genoux de Jessica qui continue de sangloter.
— Ne refais jamais ça, prévient-il. Lis.
— Non !
Il passe une main sous son menton, l’oblige à redresser la tête.
— Ne me fais pas perdre patience, ma colombe. Lis, s’il te plaît.
— Non ! Je veux pas lire vos trucs dégueulasses, putain !
Une claque la projette contre les barreaux du lit.
Le coup meurtrit sa propre chair.
Raphaël ne devrait pas ressentir tant d’empathie à l’égard de cette gamine qu’il connaît à peine. Mais ils ont quelque chose en commun. Quelque chose qui les unit.
Le même ennemi.
Qu’ils vaincront, peut-être.
Ou qui les tuera. Sans doute.
William échange un regard avec son frère. En cet instant, il est heureux d’être un homme, et non une femme, entre les mains de ce pervers.
Patrick pose à nouveau le livre devant Jessica.
— Reprends à Jetez les yeux . Et vite.
Une larme tombe sur les précieuses pages, Jessica essuie sa joue rougie.
Tu dois te laisser faire, sinon, il te fera plus mal encore.
La main de Patrick s’approche, elle recule.
— Je vais continuer à lire !
— À la bonne heure, dit papa en se rasseyant sur le lit d’Aurélie. Je t’écoute.
— Jetez les yeux sur l’abandon dans lequel vous êtes dans le monde ; de votre propre aveu il ne vous reste ni parents, ni amis ; voyez votre situation dans un désert, hors de tout secours, ignorée de toute la terre, entre les mains de… quatre libertins qui bien sûrement n’ont pas envie de vous épargner… à qui donc aurez-vous recours, sera-ce à ce dieu que vous veniez implorer avec tant de zèle, et qui profite de cette ferveur pour vous précipiter un peu plus sûrement dans le piège ?
Sandra observe la détresse sur le visage de Raphaël. Cet air si dur, qui le rend plus beau encore. Qu’il arbore dès qu’il souffre.
Et il souffre. À l’unisson avec les sanglots de Jessica qui hachent sa lecture de manière atroce.
Alors, Sandra, qui a subi tellement de fois ce passage, le cite dans un murmure, comme si elle voulait encourager Jessica à aller au bout. Comme si elle lui soufflait son texte sur la scène d’un théâtre.
Vous voyez donc qu’il n’est aucune puissance ni humaine ni divine qui puisse parvenir à vous retirer de nos mains, qu’il n’y a ni dans la classe des choses possibles, ni dans celle des miracles, aucune sorte de moyen qui puisse réussir à vous faire conserver plus longtemps cette vertu dont vous êtes si fière, qui puisse enfin vous empêcher de devenir dans tous les sens et de toutes les manières imaginables la proie des excès impurs auxquels nous allons nous abandonner tous les quatre avec vous.
— Arrête de pleurnicher, commande papa. Tu gâches ce merveilleux texte !
— J’essaye, gémit Jessica en reniflant.
— Je ne te demande pas d’essayer, je te demande d’y arriver.
— Dé… Déshabillez-vous donc, Sophie, et que la résignation la plus entière puisse vous mériter des bontés de notre part, qui seront à l’instant remplacées par les traitements les plus durs et les plus igno… mi… nieux si vous ne vous soumettez pas, traitements qui ne feront que nous irriter davantage, sans vous mettre à l’abri de notre intempérance et de nos brutalités.
— Ça suffit, dit soudain papa.
Jessica, à la fois soulagée d’en terminer avec cette éprouvante lecture, et inquiète de connaître la suite de cette soirée, ferme un peu brutalement le livre.
— Que crois-tu qu’il arrivât à Sophie ? demande alors papa.
— Je sais pas…
— Que va lui faire Raphaël, à ton avis ?
— Je sais pas !
— Bien sûr que si, tu le sais. Mais tu ne veux pas le dire. Tu as honte…
Jessica passe une main sur son visage, emportant les dernières larmes.
— Je te laisse le livre. Tu vas lire la suite, d’accord ?
— Oui, monsieur.
— Nous en reparlerons demain.
Étonnée, Jessica hoche le menton. Serait-il possible que ses tourments cessent si vite ?
Qu’il ne lui demande pas de le toucher, comme la veille ?
Qu’elle n’ait pas à se salir les mains ou la bouche, cette nuit ?
Papa effleure sa joue et quitte la pièce.
*
Sandra se hâte de sortir du bureau, n’oublie pas d’éteindre la lumière et de remettre en place le fauteuil.
Elle grimpe les escaliers et s’enferme dans la salle de bains.
Lorsqu’elle en sort, papa est déjà au lit, en train de lire. Lautréamont, Les Chants de Maldoror. Après le marquis, le comte…
— Je peux reprendre le travail demain ? demande Sandra. Avec un peu de fond de teint et…
— Certainement pas. Tu vas téléphoner à ta conne d’assistante et lui dire que tu prends une semaine de congés.
— Une semaine ?
— Demande à ta remplaçante de venir. J’ai besoin de toi, dit Patrick.
— D’accord, murmure Sandra en se couchant.
— Il va falloir aller chercher l’argent. Nos amis ne peuvent pas rester sans surveillance, tu es d’accord avec ça ?
— Bien sûr. J’appellerai demain.
— Parfait.
— Tu… as fait quoi, avec elle, ce soir ?
Papa tourne la tête vers sa nièce.
— C’est étrange que tu poses toutes ces questions, ma douce. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— J’ai envie de savoir… J’ai envie d’être plus proche de toi.
Surpris, il met quelques secondes à lui sourire.
— Eh bien, je lui ai fait lire un passage des Infortunes de la vertu .
— Le passage où Sophie arrive au couvent des récollets ?
— Exactement, ma douce.
— A-t-elle rougi ?
— Bien sûr. Elle est presque prête, mais j’ai envie que ça dure longtemps, avec elle. Très longtemps… Sa copine n’était qu’une petite écervelée, sans caractère. Jessica, elle… Elle est si prometteuse.
— Tu… Tu vas la garder en vie ? s’inquiète Sandra.
Papa caresse son visage.
— N’aie pas peur, ma douce. Je t’ai faite à mon image… Personne, jamais, ne te remplacera à mes côtés.
Des kilomètres en fourgon. Tellement de kilomètres.
Des heures et des heures, enchaîné à l’arrière d’un véhicule bleu nuit, sous la surveillance de deux gendarmes armés jusqu’aux dents.
Ils ont quitté la centrale de Clairvaux au petit matin, sous une pluie battante.
Raphaël a obtenu l’extraction, comme ils disent.
« Vous êtes content ? » lui a demandé le directeur.
Ce type possède décidément un drôle d’humour.
Il pleut toujours, de la buée obstrue les petites vitres qui ne permettent de toute façon pas d’admirer le paysage.
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