— Elle te plaît, ma femme, n’est-ce pas ?
— Ta femme ? Tu veux dire ta fille, c’est ça ?
— Sandra n’est pas ma fille, Einstein !
— Oh… Ta petite sœur, alors ? Ou bien… Ta nièce, peut-être ? Ou une gamine que tu as enlevée à la sortie des classes il y a vingt ans…
— Ça, tu ne le sauras jamais. En tout cas, elle te plaît.
— T’as raison : j’aurais dû me la faire quand j’en avais l’occasion, envoie Raphaël avec un sourire forcé.
— Tu es vulgaire, champion. Et Sandra ne supporte pas ce qui est vulgaire.
Le braqueur préfère se taire.
Tout ce qu’il dira pourra être retenu contre elle.
— Je n’aime pas la façon dont tu la regardes, poursuit Patrick. Alors je pense que je vais te crever l’œil qu’il te reste.
— Bonne idée ! Comme ça, la prochaine fois que tu m’emmèneras dans les bois pour jouer aux fossoyeurs, faudra que tu me files une canne blanche. Ou que tu me tiennes le bras !
— Un point pour toi, admet Patrick.
Tandis que les deux hommes se défient verbalement, William se jette sur la nourriture. Et, discrètement, planque plusieurs morceaux de pain au fond des poches de son pantalon. Même si elle le voit faire, Sandra ne dit rien.
— Je pourrais aussi te castrer, non ?
— Tu pourrais faire tout ce que tu veux, papa . Je suis attaché, j’ai une main explosée et plusieurs côtes cassées, j’ai pas dormi depuis des lustres, je suis épuisé… Vas-y, régale-toi. Mais il y a une chose que tu ne pourras pas faire…
— Quoi donc ?
— M’obliger à ramper devant toi.
*
21 h 20
Jessica n’a pas de montre. Pourtant, son instinct lui dit que l’heure approche.
L’instant maudit où il franchira cette porte.
Ses yeux voudraient se fermer, elle voudrait dormir. Mais la peur la tient en alerte.
Que va-t-il lui demander ce soir ? Quelles horreurs ?
— Raphaël ?
— Oui ?
— Vous dormiez, je vous réveille ?
— Non, petite.
Ils sont obligés d’élever la voix pour s’entendre clairement.
— Comment tu te sens ? demande le braqueur.
Raphaël cherche ses mots. Il se sent maladroit même s’il est heureux qu’elle renoue le contact.
— Pas terrible. J’ai peur qu’il vienne, dit-elle.
— Je comprends.
— Il m’a dit qu’il s’en prendrait à vous si je fais pas ce qu’il veut. Hier soir, il m’a dit ça… Et puis il m’a obligée à faire des trucs… Des trucs dégueulasses. Je voulais pas qu’il vous fasse souffrir !
Le braqueur sent son estomac se vriller sur lui-même.
— Vous croyez que je dois dire non s’il me demande encore ?
— Je… je crois que tu ne dois pas résister. Tu dois te laisser faire, sinon, il te fera plus mal encore.
Raphaël ressent une nausée fulgurante, même s’il n’a avalé que quelques morceaux de pain donnés en douce par son frère.
Elle ne s’était pas trompée, les pas résonnent bientôt dans le couloir.
Papa éclaire la scène, s’avance doucement.
— Bonsoir ma colombe…
— Bonsoir monsieur.
Il rapproche le lit d’Aurélie, la détache puis s’assoit en face d’elle.
— Tu es très belle, ce soir.
— Merci, monsieur.
Il est un peu étonné, déstabilisé.
— Tu as peur de moi ?
— Un peu, avoue-t-elle en triturant son oreiller.
— C’est bien… Ne pas mentir, c’est bien.
Il dépose quelque chose sur ses genoux. Un livre.
— Tu veux bien me faire la lecture ? demande-t-il.
— Oui, si vous voulez.
Elle prend le bouquin légèrement écorné. La couverture attire son regard et la met aussitôt mal à l’aise.
— Et si tu commençais par lire le titre ? propose papa.
— Les Infortunes de la vertu, marquis de Sade.
— Tu n’as jamais lu un livre tel que celui-là, n’est-ce pas ?
— Je ne crois pas, monsieur.
— Eh bien, tu vas le lire pour moi… Commence où il y a le marque-page rouge, tu veux bien ?
— D’accord.
Sa main hésite un peu lorsqu’elle tourne les pages. Plusieurs morceaux de papier, de différentes couleurs, sont glissés dans le livre, tels des repères. Enfin, elle arrive jusqu’au rouge, le pose sur le lit, juste à côté d’elle.
Subjugué, Patrick suit chacun de ses gestes.
D’une voix mal assurée, Jessica commence sa lecture.
— Du milieu d’une forêt qui s’étendait à perte de vue, je crus voir à plus de trois lieues de moi, un petit clocher s’élever modestement dans l’air.
Rassurée par la teneur sage et bucolique du texte, Jessica prend de l’assurance.
— « Douce solitude, me dis-je, que ton séjour me fait envie ! Ce doit être là l’asile de quelques religieuses ou de quelques saints solitaires, uniquement occupés de leurs devoirs, entièrement consacrés à la religion, éloignés de cette société pernicieuse où le crime luttant sans cesse contre l’innocence, vient toujours à bout d’en triompher ; je suis sûre que toutes les vertus doivent habiter là. » J’étais occupée de ces réflexions, lorsqu’une jeune fille de mon âge, gardant quelques moutons sur ce plateau, s’offrit tout à coup à ma vue ; je l’interrogeai sur cette habitation, elle me dit que ce que je voyais était un couvent de récollets, occupé par quatre solitaires, dont rien n’égalait la religion, la continence et la sobriété…
Papa a fermé les yeux un instant, un vague sourire persiste sur ses lèvres fines. La voix de Jessica lui procure d’agréables frissons dans tout le corps.
— Émue du désir d’aller aussitôt implorer quelques secours aux pieds de cette sainte mère de Dieu, je demandai à cette fille si elle voulait venir avec moi ; elle me dit…
Dans l’autre cellule, paupières closes lui aussi, William écoute la voix cristalline de la jeune fille. Si les conditions étaient différentes, il pourrait trouver cela agréable.
— Jamais vu un tordu pareil ! murmure Raphaël.
— Moi non plus, répond son frère sans ouvrir les yeux. T’as déjà lu Sade ?
Raphaël le toise avec étonnement.
— Non, chuchote-t-il. Ils n’avaient pas ça à la bibliothèque de la prison… et toi ?
William hoche la tête.
— Pas étonnant qu’il aime ça ! Je suis sûr que ce malade, c’est la réincarnation de Sade ! Immonde…
— Mais pourquoi il ne va pas chercher son fric, putain de merde ? enrage Raphaël à voix basse.
— Je crois qu’il n’ira pas avant…
— Avant quoi ?
— Avant d’avoir eu ce qu’il voulait avec elle, conclut douloureusement William. Et il va prendre son temps, tu peux me croire…
— … que le père gardien, le plus respectable et le plus saint des hommes, non seulement me recevrait à merveille, mais m’offrirait même des secours, si j’étais dans le cas d’en avoir besoin. « On le nomme le révérend père Ra…
Jessica bute sur un mot, le sourire de papa s’élargit.
— Pourquoi t’arrêtes-tu ?
Elle reprend :
— « On le nomme le révérend père Raphaël, continua cette fille, il est italien, mais il a passé sa vie en France, il se plaît dans cette solitude et il a refusé du pape dont il est parent plusieurs excellents bénéfices ; c’est un homme d’une grande famille, doux, serviable, plein de zèle et de piété, âgé d’environ cinquante ans et que tout le monde regarde comme un saint dans le pays. »
Jessica lève les yeux sur Patrick.
— Eh oui, un des personnages principaux de ce passage s’appelle Raphaël, sourit papa. Comme ton ami, qui t’écoute, juste derrière ce mur. Lui et son frère t’entendent, tu sais… Continue, maintenant.
Читать дальше