— Tout dépend à quelle vitesse on injecte le produit. Sandra est experte en la matière, mais moi… Ce n’est pas ma spécialité ! Tu vois, fiston, je vais tenir ma promesse : une petite piqûre, et hop. Terminé. Plus de Will.
Raphaël pose le bout de son pied sur la batte de base-ball, tente de la faire avancer jusqu’à sa main. Mais l’arme roule dans le sens inverse.
— Tu perds ton temps, champion, prévient papa sans même se retourner. Tu es trop loin pour m’atteindre…
— Si tu m’injectes ce truc, tu ne sauras jamais où habite notre pote ! s’écrie soudain William. Je connais mon frère : si tu me butes, il ne te dira plus rien ! Plus un mot ! Tu pourras faire toutes les saloperies que tu veux à la petite, ça n’y changera rien !
Papa fait tournoyer la seringue entre ses doigts.
— T’es sûr de toi, fiston ? Moi, j’ai comme l’impression que ton frère ne t’aime plus beaucoup… Je crois que tu l’as déçu.
— Rien à foutre de l’avoir déçu ! enrage William.
— Je crois qu’il n’a pas digéré que tu me vendes la mèche.
— Raison de plus pour qu’il ne te révèle pas où trouver ce fric. Il a la tête dure, tu peux me croire. Moi, par contre, je sais où il est. Et il se pourrait bien que j’aie encore des choses à te raconter… Quand tu auras récupéré ce blé, tu verras que tu peux me faire confiance.
Patrick adresse un sourire méprisant au jeune homme, vide la seringue dans leur seau avant de la mettre dans sa poche.
Puis il ramasse la batte qui a roulé jusqu’au mur, la fait rebondir dans le creux de sa main.
— Tu veux jouer avec moi, champion ?
Raphaël serre les mâchoires, détourne son regard.
— Non, dit-il.
— Tu te ramollis, dis donc !
Patrick ricane, puis quitte enfin la pièce.
Lorsque la porte claque, William respire à nouveau.
— Putain… J’ai bien cru qu’il allait me finir !
— Il ne nous tuera pas tant qu’il n’aura pas son blé, assure Raphaël.
Son cœur bat toujours trop vite, il essaie de se calmer.
— Bientôt, il pleurera toutes les larmes de son corps, murmure-t-il. Bientôt, mon frère…
*
Sandra est prostrée dans la cuisine, en train de fumer une cigarette, lorsqu’il la rejoint.
Patrick envoie le paquet de Marlboro contre le mur, dans un mouvement de rage silencieux.
— Tu es seulement censée leur apporter une bouteille d’eau, dit-il en fixant Sandra. Pourquoi a-t-il eu le temps de te parler ?
— Je… je soignais son œil.
— Ah oui ? rétorque papa.
Sandra se ratatine sur sa chaise.
— Si ça s’infecte, ça peut…
— J’en ai rien à foutre qu’il perde son œil ! De toute façon, dans quelques jours, je l’achève !
Il vient de hurler.
Il ne hurle jamais, ou presque.
Mauvais augure.
Il la soulève de sa chaise et la plaque contre le mur.
— Dis-moi plutôt que tu aimes passer du temps avec lui… Allez, avoue !
— Non ! Non, je te jure !
— Qu’est-ce qu’il t’a fait, pendant que je n’étais pas là, hein ? Il t’a sautée, c’est ça ?
— Mais non ! gémit Sandra.
— Bien sûr que si, fulmine papa. Et tu t’es laissé faire…
Sandra n’essaie même pas de se dégager. Elle attend juste qu’il passe sa colère sur elle, comme à chaque fois.
— Je te jure que je vais le massacrer de mes propres mains… Et si tu retournes lui parler, tu auras affaire à moi. Je t’interdis d’entrer dans cette pièce, c’est clair ?
— Oui, murmure Sandra. Je n’y retournerai pas.
Enfin, papa sourit. Il a gagné.
Le plus fort, comme toujours.
Alors, il la prend dans ses bras, la serre contre lui.
— Il a deviné, ajoute Sandra.
— Quelle importance ? Bientôt, il sera sous terre. Et tu l’auras oublié.
Sandra pose son front contre l’épaule de son oncle. Son oncle, qui a joué le rôle de père, avant de jouer celui d’amant, de mari. Son univers, son seul repère.
Elle respire son parfum, un peu entêtant. Se souvient de celui de Raphaël, beaucoup plus subtil.
Elle se souvient de son étreinte, beaucoup plus forte.
— Tu sais que je t’aime, ma douce ? Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Alors ne me trahis pas. Ne me trahis jamais.
*
11 h 20
Elle regarde ses pieds nus qui se balancent au-dessus du carrelage beige.
Sa main libre enroule une mèche de cheveux sales.
Si sales.
Tout est sale, ici.
Tout est sale, désormais. Ici et ailleurs.
Sa main libre est planquée sous l’horrible couverture.
Sa main, sale. Qu’elle n’a même pas pu laver.
Elle a repéré une bouteille d’eau de Javel dans la salle de bains, elle aimerait pouvoir se rincer la bouche avec. Et même l’avaler.
Elle regarde ces traces, immondes, sur sa tunique. Ce plaisir, indécent, qu’il a déversé sur elle.
Elle n’avait pas le choix. Elle n’a fait que subir.
Alors, pourquoi se sent-elle coupable ?
Si elle ne l’avait pas fait, il s’en serait pris à Raphaël, ou à William.
Si elle ne l’avait pas fait, il l’aurait forcée.
Mais de toute façon, il l’a forcée.
Le regard de Jessica s’attarde sur la tache brune qui enlaidit encore plus le sol. Ce qu’elle a vomi cette nuit. Parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement.
Si je sors d’ici, personne ne doit savoir ce que j’ai fait avec lui.
Si je sors d’ici, il faudra que papa et maman ne sachent jamais la vérité.
Il faudra que je me taise. À jamais.
Elle touche son ventre, encore intact, resserre ses jambes l’une contre l’autre. Comme s’il était encore dans cette chambre.
Elle sait qu’il reviendra. Qu’il recommencera. Qu’il lui demandera plus. Toujours plus.
La porte du couloir grince, elle ne réagit pas.
Ce n’est pas l’heure du prédateur.
Sandra se présente dans la pièce, avec une petite bouteille d’eau et un sandwich sous cellophane.
Ses horribles sandwichs au jambon.
Elle voit le vomi sur le sol, fixe la jeune fille avec rage.
Puis lui assène une gifle retentissante.
— Sale petite garce ! Tu crois que je suis là pour nettoyer ta merde ?
— Je peux nettoyer, si vous voulez, murmure Jessica.
Sandra détache la prisonnière.
— Je peux aller me laver, s’il vous plaît ?
— Dépêche-toi ! aboie Sandra. J’ai pas que ça à faire, m’occuper de toi ! Et ensuite, tu feras le ménage.
Jessica file vers la salle de bains, Sandra ouvre la fenêtre et s’appuie sur le rebord. Patrick a remplacé la vitre cassée, bien sûr.
Elle ferme les yeux, laisse un timide rayon de soleil réchauffer sa peau.
Un instant, elle se demande si elle ne doit pas oublier de refermer cette fenêtre. Et oublier de rattacher Jessica aux barreaux du lit.
Si elle fait ça, il la tuera. Ou pire, encore.
Si elle fait ça, ils iront en prison. Jusqu’à la fin de leur vie.
Une autre prison. D’autres geôliers.
Il est trop tard. Bien trop tard pour faire demi-tour.
Aucune marche arrière possible.
« Ne me trahis jamais. »
Alors, elle entre dans la salle d’eau où Jessica est en train de se sécher. Elle effleure son visage, pose une main sur son épaule.
— C’est rien, ma chérie. Rien du tout… Tout s’arrangera, tu verras.
— Vous allez m’aider, madame ? Vous allez lui dire d’arrêter ?
Sandra caresse ses cheveux emmêlés. D’une incroyable douceur. Elle songe alors à la seringue plantée dans le bras de Raphaël.
La solution, la libération. Aucune souffrance, ou presque.
Elle a échoué avec lui, pourrait peut-être réussir avec Jessica.
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