— … au bout d’une heure de chemin depuis l’instant où j’ai entendu la cloche, j’aperçois enfin quelques haies et bientôt après le couvent.
Sandra est assise dans le petit bureau, face aux deux écrans.
Elle n’a pas le droit d’être là, domaine réservé de son oncle.
D’ailleurs, c’est la première fois qu’elle brave cet interdit. Qu’elle commet cette faute.
Elle écoute Jessica lire innocemment les aventures de Sophie. Mais elle ne la regarde même pas.
— La cabane d’un frère jardinier touchait aux murs de l’asile intérieur, et c’était là qu’on s’adressait avant que d’entrer. Je demande à ce saint ermite s’il est permis de parler au père gardien…
C’est l’écran de gauche qui monopolise toute son attention.
— Quelques minutes après j’entendis qu’on ouvrit l’église, et le père gardien, s’avançant lui-même à moi vers la cabane du jardinier, m’invita à entrer avec lui dans le temple. Le père Raphaël était…
C’est Raphaël que Sandra regarde. Comme hypnotisée.
— … mince, assez grand, d’une physionomie spirituelle et douce, parlant très bien le français quoique d’une prononciation un peu italienne, maniéré et prévenant au-dehors…
Elle voit qu’il échange avec William mais ne peut entendre ce qu’ils se disent, tellement ils parlent à voix basse.
— « Mon enfant, me dit gracieusement ce religieux, quoique l’heure soit absolument indue et que nous ne soyons point dans l’usage de recevoir si tard, j’entendrai cependant votre confession… »
Papa fixe la bouche de Jessica, ses lèvres charnues, roses, humides. D’où vont bientôt sortir les pires horreurs.
La plus belle des littératures, juge-t-il.
— … je m’ouvris entièrement à lui, et avec ma candeur et ma confiance ordinaires je ne lui laissai rien ignorer de tout ce qui me concernait.
— Tu lis très bien, complimente Patrick.
— Merci, monsieur.
— Continue.
— Oui… Le père Raphaël m’écouta avec la plus grande attention, il me fit répéter même plusieurs détails avec l’air de la pitié et de l’intérêt… et ses principales questions portèrent à différentes reprises sur les objets suivants : S’il était bien vrai que je fusse orpheline et de Paris. S’il était bien sûr que je n’avais plus ni parents, ni amis, ni protection, ni personne à qui j’écri… visse. S’il était constant que je fusse… vierge et que je n’eusse que vingt-deux ans.
Jessica s’arrête, un spasme nerveux commence à agiter l’une de ses jambes alors qu’elle était parvenue à se détendre un peu.
— C’est le mot vierge qui t’arrête ? demande papa.
— Non… Je suis fatiguée, c’est tout.
— Bien sûr. Mais continue, s’il te plaît.
Elle se rappelle les conseils prodigués par Raphaël. Le vrai Raphaël. Ne pas lui résister, sinon il me fera plus mal encore. Se faire docile, obéissante…
— D’accord… « Eh bien, me dit le moine en se levant, et me prenant par la main, venez, mon enfant ; il est trop tard pour vous faire saluer la Vierge ce soir, je vous procurerai la douce satisfaction de communier demain aux pieds de son image, mais commençons par songer à vous faire ce soir et souper et coucher. » En disant cela, il me conduisit vers la sacristie. « Eh quoi, lui dis-je alors avec une sorte d’inquiétude dont je ne me sentais pas maîtresse, eh quoi, mon père, dans l’intérieur de votre maison ? » « Et où donc, charmante pèlerine, me répondit le moine, en ouvrant une des portes du cloître donnant dans la sacristie et qui m’introduisait entièrement dans la maison… Quoi, vous craignez de passer la nuit avec quatre religieux ? Oh, vous verrez, mon ange, que nous ne sommes pas si bigots que nous en avons l’air et que nous savons nous amuser d’une jolie fille. » Ces paroles me firent tressaillir…
— Ces paroles te font-elles tressaillir, charmante pèlerine ? l’interrompt papa.
— N… non.
— Eh bien dans ce cas, continue.
— … au bout d’un des côtés du cloître, un escalier se présente enfin, le moine me fait passer devant lui, et comme il s’aperçoit d’un peu de résistance : « Double catin, dit-il avec colère et changeant aussitôt le patelin de son ton contre l’air le plus insolent, t’imagines-tu qu’il soit temps de reculer ? Ah ! ventrebleu, tu vas bientôt voir s’il ne serait peut-être pas plus heureux pour toi d’être tombée dans une retraite de voleurs qu’au milieu de quatre récollets. »
Sentant poindre le danger, Jessica s’arrête, s’excusant d’une quinte de toux.
— Quelque chose te dérange, ma colombe ?
— Non.
— Tu sais ce que veut dire le mot catin ?
— Oui. C’est une… une prostituée.
Papa émet un petit sifflement d’admiration.
— Je vois que je suis en présence d’une jeune fille cultivée qui a dû lire ses classiques. Qu’attends-tu pour continuer, ma chérie ?
— … la porte s’ouvre, et je vois autour d’une table trois moines et trois jeunes filles, tous six dans l’état du monde le plus indécent ; deux de ces filles étaient entièrement nues, on travaillait à déshabiller la troisième et les moines à fort peu de chose près étaient dans le même état…
Elle sent son visage s’empourprer lorsqu’elle se souvient que Raphaël et William peuvent l’entendre. Pourtant, elle poursuit, bravement.
— « Mes amis, dit Raphaël en entrant, il nous en manquait une, la voilà ; permettez que je vous présente un véritable phénomène ; voilà une Lucrèce qui porte à la fois sur ses épaules la marque des filles de mauvaise vie et là, continua-t-il en faisant un geste aussi significatif qu’indécent… là, mes amis, la preuve certaine d’une virginité reconnue. » Les éclats de rire se firent entendre de tous les coins de la salle à cette réception singulière…
Avec son index, Sandra effleure l’écran, l’image en noir et blanc, de bien piètre qualité.
Bercée par les mots de Sade, dans la bouche d’une enfant, elle touche le visage abîmé de Raphaël. Elle sait qu’elle retournera le voir. Qu’elle ne pourra pas s’en empêcher.
Il l’attend, elle en est sûre.
Elle l’attendait depuis si longtemps. Ne l’espérait plus.
Les yeux lui brûlent, mais Jessica poursuit inlassablement la lecture de ce texte étrange.
— On me fit donc entendre aussitôt que je fus au milieu de ce cercle effroyable, que ce que j’avais de mieux à faire était d’imiter la soumission de mes compagnes. « Vous imaginez aisément, me dit Raphaël, qu’il ne servirait à rien d’essayer des résistances dans la retraite inabordable où votre mauvaise étoile vous conduit. Vous avez, dites-vous, éprouvé bien des malheurs, et cela est vrai d’après vos récits, mais voyez pourtant que le plus grand de tous pour une fille vertueuse manquait encore à la liste de vos infortunes. Est-il naturel d’être vierge à votre âge, et n’est-ce pas une espèce de miracle qui ne pouvait pas se prolonger plus longtemps ?… Voilà des compagnes qui comme vous ont fait des façons quand elles se sont vues contraintes de nous servir, et qui comme vous allez sagement faire, ont fini par se soumettre quand elles ont vu que ça ne pouvait les mener qu’à de mauvais traitements. Dans la situation où vous êtes, Sophie, comment espéreriez-vous de vous défendre ? Jetez les yeux sur l’abandon dans lequel vous êtes dans le monde ; de votre propre aveu il ne vous reste ni parents, ni amis ; voyez votre situation dans un désert, hors de tout secours, ignorée de toute la terre, entre les mains de…
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