Elle fait son maximum, passe une main sous ses yeux. Il la conduit jusqu’à une chaise, l’assoit de force. Finalement, c’est lui qui sert le café. Il s’attable en face d’elle, la regarde avec une sorte de découragement.
— Arrête de pleurer, exige-t-il encore. Tu me tapes sur les nerfs !
Il a une voix moins dure, elle parvient enfin à se calmer.
— Si tu fais ce que je te dis, tu auras la vie sauve, ajoute-t-il.
— Vous mentez !
— Jamais. Mais si tu essayes encore de me saigner, là…
— Je ne voulais pas vous tuer… juste m’enfuir.
— Ben voyons ! C’était vraiment pas une bonne idée. Fais en sorte que William survive et plus un seul coup tordu… Je ne suis pas un tueur, mais si tu m’y forces, je n’hésiterai pas. Je suis prêt à tout pour sauver mon frère. Et ma peau, aussi. À tout , tu entends ?
Sa voix est redevenue aussi froide et tranchante que la lame d’un couteau.
— Bois ton café, maintenant. Et arrête de chialer comme une pisseuse. Je veux que tu ailles voir mon frère, il n’a pas l’air bien.
Elle prend une profonde inspiration, tente de se maîtriser.
— Il est sérieusement atteint, murmure-t-elle.
— Je sais. Combien de chances ?
— Pardon ?
— Combien de chances de s’en tirer ?
— Je ne sais pas… J’ai peur d’une infection à la jambe. Je n’ai pas d’antibiotiques et…
— Démerde-toi pour en trouver, aboie Raphaël.
Il approche son visage du sien.
— Et n’oublie pas : si Will meurt, tu meurs avec lui.
Un bruit de pas les surprend, ils tournent la tête vers la porte.
— Salut, marmonne Fred.
Il s’installe à table, attendant sans doute d’être servi. Sandra va lui chercher une tasse, il la suit des yeux.
— Qu’est-ce que tu as au bras ? demande-t-il soudain.
Raphaël est un peu embarrassé.
— Madame a essayé de me planter, avoue-t-il finalement.
— Ah ouais ? répond Fred en la fixant. Madame a envie de crever ou quoi ?
Madame , debout près de l’évier, fixe ses pieds.
— C’est bon, maintenant, ajoute Raphaël en allumant une clope. Elle a compris qu’elle doit se tenir à carreau.
— T’es sûr ? Parce que je peux la calmer, si tu veux.
— Ce ne sera pas nécessaire, assure Raphaël. J’ai besoin d’elle pour soigner Will.
— Comment il va ?
Enfin, il demande !
— Il est mal… Pas en état de reprendre la route.
Les deux hommes se dévisagent. Fred n’a visiblement pas envie de s’éterniser dans ce trou.
— Pourtant, il vaudrait mieux qu’on se casse aujourd’hui.
— Hors de question, répond Raphaël. Il est pas en état, je te dis. Et on est en sécurité ici.
— Écoute, Raph, je pense que…
— Tu n’as pas à penser. C’est moi qui décide. OK ?
— Du calme, man . On peut discuter, non ?
— Non. On reste ici tant qu’il ne tient pas debout.
Fred pose sa tasse sur la table, beaucoup trop fort. Puis il quitte la pièce sans ajouter un mot. Raphaël soupire, se sert un autre café avant de se préparer un jambon-beurre.
Pourtant, c’est les doigts qu’il a envie de se bouffer.
La taule a dû me niquer le cerveau… Mais qu’est-ce qui m’a pris de monter sur ce coup avec ce mec et cette folle ?
Ce type qu’il connaît à peine. Croisé en taule et jugé fiable par un vieux pote à lui, certes, mais… Et cette nana, à moitié givrée.
Il a intérêt à rester sur ses gardes. Il ne peut pas s’appuyer sur eux. L’impression d’être seul, horriblement seul.
— Ne reste pas dans mon dos. Viens t’asseoir en face de moi.
Sandra obtempère, Raphaël replonge dans ses pensées en terminant son petit déjeuner.
Ça aurait pu se passer autrement à la sortie de la bijouterie. Ils auraient pu prendre un des vendeurs en otage et se faire la belle sans le moindre coup de feu.
Non, il a fallu que ce connard allume un flic et une passante !
Maintenant, ils ne sont plus simplement des braqueurs. Ils sont devenus des tueurs.
Ça change tout.
Leur tête est mise à prix.
À n’importe quel prix.
8 h 30
Le brouillard n’a pas encore capitulé, enveloppant toujours les paysages d’une aura humide et pénétrante. Fred se tient immobile sur le seuil, une épaule appuyée contre le montant de la porte, le regard ennuyé par cette vapeur blanche et froide.
— Tu devrais rentrer, reproche Raphaël. Quelqu’un pourrait te voir…
— Avec ce putain de brouillard, ça m’étonnerait !
Fred consent cependant à revenir à l’intérieur et verrouille la porte d’entrée à double tour. Il passe par la cuisine où Christel s’offre un copieux petit déjeuner, en ressort avec une tasse de café fumante.
Raphaël est dans le fauteuil, veillant encore et toujours sur le sommeil de William qui ressemble plus à un coma qu’à un paisible songe.
Main dans la main, les deux frères inséparables. Trop longtemps séparés par un mur d’enceinte et des barbelés.
Un dedans, l’autre dehors. Les deux qui attendent une seule et même liberté.
Sandra est tout près, assise sur un des deux bancs qui flanquent la grande table de ferme. Elle bouge à peine, se balançant légèrement d’avant en arrière.
Fred s’aventure dans la pièce exiguë qui communique avec le salon par une porte agrémentée d’une vitre martelée. Sorte de petit bureau sans fenêtre, avec une armoire en bois fermée à clef, deux ordinateurs dernier cri posés côte à côte et une imprimante. Le malfaiteur s’installe sur le siège pivotant, allume une des deux unités centrales et patiente. Un petit tour sur le Net trompera l’ennui un moment… Mais un message clignote sur l’écran, exigeant un mot de passe. Alors Fred allume le second PC pour se heurter au même obstacle.
Il passe la tête dans le salon, interroge Sandra.
— C’est quoi le mot de passe de l’ordi ?
— Je n’en sais rien. Y a que Patrick qui le connaît.
— Tu te fous de moi ?
— Non ! Je ne touche jamais à ces ordinateurs, je déteste ça.
— Ah ouais ? Et pourquoi ton mari les protège comme ça, ses bécanes ? Il ne veut pas que tu saches sur quels sites il va, c’est ça ? Il mate des films de cul ou quoi ?
Sandra hausse les épaules.
— J’en sais rien, je vous dis. Et je m’en fiche.
Fred soupire puis vient s’asseoir en face d’elle. Il détaille la pièce du regard, pour tuer le désœuvrement ; peut-être l’angoisse. Une enfilade en bois massif, exagérément sculptée, recouverte d’un marbre moucheté où trône un bouddha ventru en porcelaine, entouré d’enfants. Fred lui trouve une mine de pervers, avec ces gosses collés à lui… Une bibliothèque pauvrement garnie, un confiturier en noyer orné d’une chouette empaillée posée sur une branche. Un intérieur qu’il juge sombre, hétéroclite et de mauvais goût. Aucun raffinement, à part peut-être la pendule à mercure et le cavalier en bronze. Étonnant, pour cette femme qui a suivi de longues études, s’exprime fort bien et semble si instruite. Il se demande alors quelle est la profession exercée par l’époux fantôme… Tendant le bras, il se saisit d’un cadre en laiton où jaunit une vieille photo. Sandra et un homme. Le fameux mari, sans doute… Ce qui le surprend, c’est que Sandra ne sourit pas. Pourquoi alors avoir choisi ce cliché pour décorer sa salle à manger ? Elle y a l’air triste et sévère. Cet air dont elle ne se départ d’ailleurs jamais.
Mais elle n’a aucune raison de sourire depuis qu’elle a eu le malheur de croiser leur cavale.
— C’est lui, ton mec ? questionne Fred.
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