Patrick s’assoit sur un banc, croise ses jambes.
— À ton avis ? Tu crois vraiment qu’il aurait accepté de me filer son arme, sinon ?
Les lèvres du jeune homme se mettent à trembler.
— C’est qu’il ne va pas tarder à chialer, le grand garçon !
Non, William ne pleure pas. Il a juste la respiration coupée.
— Mais comme il me fallait rester discret, je pouvais pas tirer sur ton abruti de frangin. Alors, il a enduré une mort bien plus lente… C’est qu’il a la tête dure, tu sais ! Enfin, il avait … Maintenant, je pense que même toi, tu ne pourrais pas le reconnaître !
William tremble de plus en plus. Il hésite. Se relever, se jeter sur lui. Il aura reçu une balle avant même d’être debout, il le sait. Mais ça n’a plus d’importance. Maintenant que Raph n’est plus là, maintenant que sa vie n’a plus de sens.
Pourtant, la douleur le cloue au sol.
Il ne reverra plus son frère, ça le terrasse plus sûrement que n’importe quelle arme.
— Je l’ai battu à mort, relate le psychopathe d’une voix neutre. Ça a pris un certain temps.
— Je vais te buter, souffle William.
— Ah oui ? Et comment ?
Le jeune homme ferme les yeux. C’est la fin. Il n’espère plus qu’une chose, c’est que ce type va l’exécuter. Lui tirer une balle en pleine tête. L’achever.
Parce que ça fait vraiment trop mal.
Sauf que ce n’est pas ce que Raphaël aurait voulu.
Il aurait voulu qu’il survive.
Il aurait voulu la vengeance.
Le regard de William croise celui de Christel.
Elle souffre le martyre.
Attachée, comme lui, mains derrière le dos.
Assise par terre, comme lui, adossée au canapé.
Sandra vient de finir de les ligoter, sous la surveillance de son mari. Qui peut enfin poser l’arme sur la table. Tout est sous contrôle. Il est vraiment le meilleur.
— Bébé, bâillonne cette folle, s’il te plaît. Que je n’entende plus ses gémissements exaspérants. Ça m’épuise…
Sandra reprend le rouleau de scotch, en colle un morceau sur les lèvres de Christel.
Puis elle attend, debout, bras ballants. Elle fixe le sol, faisant en sorte que ses yeux ne croisent surtout pas ceux de William.
— Sandra ?
Elle a un léger sursaut puis se retourne vers son mari.
— Oui ?
— Qu’est-ce que tu attends pour venir embrasser papa, ma chérie ?
12 h 30
C’est l’heure du déjeuner.
Pour Patrick et Sandra, attablés dans la cuisine mais qui n’ont pas échangé une parole.
Christel a eu droit à un garrot posé à la va-vite par la vétérinaire ; chiffon blanc, désormais rouge, noué autour de sa rotule explosée.
Son front perle de sueur, ses yeux se sont déjà affreusement creusés sous l’effet de la douleur.
— Tu tiens le choc ? chuchote William.
Elle cligne deux fois des paupières pour le rassurer, le jeune homme lui adresse en retour un sourire qui a quelque chose de désespéré.
— Je sais ce que ça fait de recevoir une bastos… Je sais que ça fait mal à en crever. Courage, je vais faire tout ce que je peux pour nous sortir de là, je te le promets.
Cette fois, c’est dans le regard de Christel que se reflète l’abattement. Comment y croire, ne serait-ce qu’un instant ?
Eux qui se prenaient pour les loups dans la bergerie ; eux, devenus agneaux sans défense.
— Je me demande pourquoi ce salaud ne nous a pas butés… Et s’il est pas gendarme, qu’est-ce qu’il est, putain ?
William entend un bruit, relève la tête. Patrick arrive droit sur lui, le jeune homme avale sa salive.
— Pas de messes basses, les enfants…
Pas possible, ce type s’est fait greffer des oreilles bioniques !
Il se campe devant les deux jeunes gens, sa fameuse serviette de table nouée autour du cou, une fourchette à la main.
Visiblement, papa n’est pas du genre à supporter qu’on le dérange en plein repas.
— Je ne veux pas vous entendre, sauf si je vous donne la parole, explique-t-il calmement. Vos parents ne vous ont donc rien appris ?
Christel le fusille du regard. Elle rêve de l’insulter, le bâillon l’en empêche. Elle voudrait le frapper, le scotch l’en empêche. Mais ses yeux félins disent tout, mieux que n’importe quelle injure.
— Toi, il va falloir que je te dresse, sourit Patrick.
Un cri de rage traverse le bâillon, elle tente de lui filer un coup de pied vicelard avec sa jambe valide.
Patrick esquive puis, sans préavis, lui plante la fourchette dans le haut du bras. Le couvert en argent s’enfonce jusqu’au manche, les yeux de Christel manquent de jaillir hors de leurs orbites. Un hoquet soulève sa poitrine, un hurlement reste coincé dans sa gorge.
Patrick retire la fourchette, lentement, avant de la porter à ses lèvres.
— Exquis…
— T’es complètement barge ! s’écrie Will avec horreur.
— Plus un mot, sinon je reviens. Mais cette fois, ce sera avec autre chose qu’une fourchette. Suis-je clair ?
Il rejoint sa femme, qui a assisté à la scène depuis le seuil de la cuisine.
Christel éclate en sanglots, pose sa tête sur l’épaule de William. Il ferme les yeux, essaie de se contenir encore.
Mais les larmes le submergent à son tour.
Raphaël, où es-tu ? Pas possible que tu sois mort. Tu ne peux pas m’avoir abandonné…
*
Jessie, où es-tu ?
C’est pas possible que tu sois morte. Pas possible que tu te sois sauvée. Que tu m’aies abandonnée… Tu n’as pas le droit !
Laurence et Michel Durieux sont dans la cuisine, seuls. Incapables de s’en occuper, ils ont confié Sébastien, leur jeune fils, à la sœur de Laurence.
Ils fixent leurs assiettes, sans pouvoir avaler autre chose que des bouffées d’oxygène saturé d’angoisse.
Ils voudraient se rendre utiles, chercher Jessica. Mais les enquêteurs leur ont demandé de rester chez eux, près du téléphone. Alors, ils obéissent.
De toute façon, où la chercheraient-ils ?
Le monde leur semble soudain aussi vaste qu’hostile. Ils se noient dans une mare d’impuissance.
Quoi de pire que de rien pouvoir faire pour sa propre enfant ?
Michel prend la main de sa femme. Glacée comme la mort qui ricane déjà dans leur dos.
— Elle va revenir, murmure-t-il. Je sais qu’elle va revenir, qu’ils vont la retrouver.
— Tu ne sais rien. Personne ne sait rien. Peut-être qu’elle est déjà…
— Tais-toi ! implore son mari. Tais-toi, s’il te plaît. Tu n’as pas le droit de penser ne serait-ce qu’une seconde qu’elle est morte. T’entends ?
Il a les larmes aux yeux, broie la main de sa femme dans la sienne.
— Elle a disparu depuis bientôt vingt-quatre heures, murmure Laurence.
— Elle va revenir.
Laurence retire sa main, la coince entre ses cuisses.
— Je sens qu’elle souffre.
Michel ferme les yeux. Aucune épreuve plus atroce que celle qu’ils traversent depuis la veille. Ils ne savent rien, sinon qu’elle n’est plus là.
Ils ne savent rien, sinon qu’ils risquent de ne plus jamais la revoir.
Ils ne savent rien, sinon que leur paisible vie risque de s’arrêter, net.
Le téléphone sonne, Michel se précipite. Il décroche avant la seconde sonnerie. Laurence le rejoint et voit son visage se déformer, lentement.
Elle cesse de respirer, Michel raccroche.
— Il y a un témoin qui… Un gosse qui a vu deux adolescentes monter dans un fourgon blanc, hier soir, pas très loin du collège.
Les jambes de Laurence se dérobent. Elle s’accroche au mur, trouve une chaise où s’écrouler.
Cette fois, c’est sûr. Ils ont basculé en enfer.
Читать дальше