Leur chauffeur remet le contact, jette un œil dans son rétro.
Personne.
Il démarre, un clac résonne dans l’habitacle. Portières verrouillées.
Les plaques sont fausses, la fourgonnette est un modèle particulièrement répandu.
Tout est parfait.
— Il faut tourner à droite au bout, indique Aurélie.
L’homme la dévore d’un sourire.
— Merci pour ton aide, Aurélie. Sans toi, je ne sais pas si j’y serais arrivé.
— Comment vous savez que je m’appelle Aurélie ?
*
19 h 55
Elle appelle au secours. En silence.
Le bâillon est redoutablement efficace.
Elle appelle au secours.
Supplie son père, sa mère. Implore les dieux imaginaires qui peuplent son inconscient.
Sauvez-moi, ne me laissez pas ! Je veux rentrer chez moi !
Pourtant, elle sait déjà où la conduit cette camionnette.
En enfer, c’est certain.
Mais comment elle va mourir, ça elle ne le sait pas.
Et c’est peut-être ce qui la terrorise le plus.
Elle entend la voix de son père. Qui répète souvent la même phrase avec un sourire malicieux : « L’espoir fait vivre. »
Ce qui veut dire que le désespoir tue.
Alors, il faut garder espoir. Il faudrait.
Des flashs de lumière ; ils passent sous une série de lampadaires. Jessica aperçoit furtivement Aurélie, ligotée comme elle. Allongée, comme elle, à même le plancher métallique et glacé du fourgon. Leurs yeux saturés de panique s’effleurent, un dixième de seconde. Puis l’obscurité les sépare à nouveau.
Jessica essaie pour la énième fois de libérer ses poignets. Peine perdue.
Le conducteur monte le volume de l’autoradio au moment des infos.
Alerte enlèvement… élèves de quatrième… collège Danièle Casanova… Jessica Durieux, 13 ans… 1,62 m, blonde, cheveux longs… tee-shirt de couleur beige, un blouson en jean au moment de sa disparition… Aurélie Martin, 14 ans… 1,59 m, brune, cheveux courts, yeux marron…
L’homme se retourne :
— On parle de vous, mes chéries !
Il part dans un éclat de rire et ajoute :
— Vous serez bientôt célèbres dans la France entière !
Jessica reprend espoir. Ils savent qu’elles ont été enlevées. Tout le monde le sait. La Terre entière le sait.
Tout le monde sait qu’elles ont disparu, mais qui sait où elles se trouvent ? Personne.
À moins que… Quelqu’un les a peut-être vues monter dans cette putain de fourgonnette ?
La police est sur leurs traces. Là, peut-être au prochain virage…
Elle écoute, espère une sirène, un pin-pon. L’intermittence bleutée d’un gyrophare.
Comme dans les films où ils arrivent toujours à temps.
Ils vont les libérer, les ramener chez elles et jeter ce fou en prison.
Oui, elles vont devenir célèbres. Leurs copains de classe n’en reviendront pas. Ses parents lui pardonneront tout, même ses mauvaises notes, tellement ils seront heureux de la retrouver. Lukas la regardera enfin… Telle une héroïne.
Mais il n’y a ni sirène, ni lumière bleue. Rien que la pénombre sordide de cet arrière de voiture. Aussi sombre qu’un caveau.
Rien que le ronron du moteur, le grésillement de la radio.
Pas d’héroïnes, seulement deux gamines tombées bêtement entre les serres d’un prédateur.
— Ne rêvez pas mes colombes. Personne ne vous trouvera ! On va parler de vous quelques jours, et puis ensuite, on vous oubliera… Mais moi, je vais bien m’occuper de vous.
En se contorsionnant à la manière d’un poisson sorti de l’eau, Jessica parvient enfin à se coller à Aurélie.
Front contre front. Leurs larmes se mélangent.
Elle aurait pu se sauver, tout à l’heure. Au moment où le ravisseur a stoppé la fourgonnette au milieu de nulle part.
Mais il a brandi un énorme couteau, l’a collé sous la gorge d’Aurélie.
« Si tu ne fais pas tout ce que je te dis, j’égorge ta copine… Si tu obéis, vous aurez la vie sauve, elle et toi. »
Alors Jessie a accepté de monter à l’arrière du véhicule puis de boire le contenu d’une fiole. Avant de tomber dans un trou noir et profond. Et de se réveiller ligotée et bâillonnée. Avec la tête pleine de douleurs et de cris.
Loin de chez elle, sans doute.
Condamnée, c’est sûr.
J’aurais dû me sauver. Maintenant, c’est trop tard. Il va nous tuer, toutes les deux.
J’aurais dû me sauver. J’aurais pu prévenir mes parents, les keufs.
Ce fou n’aurait peut-être pas tué Aurélie.
J’aurais dû… Je n’aurais pas dû…
Je suis punie. D’avoir coupé par le terrain vague. Alors que mes parents me l’ont interdit.
Je suis punie… D’avoir songé à m’enfuir de chez moi.
D’avoir pensé si souvent que ce serait cool si mon petit frère n’était pas là. De l’avoir jalousé, tant de fois.
D’avoir pensé que ce serait mieux d’être fille unique ou d’avoir Aurélie comme sœur.
Je suis punie d’avoir dit ces choses horribles à ma grand-mère, avant-hier.
D’avoir menti, tant de fois.
Je suis punie… de tant de choses.
Jessica éclate en sanglots, s’étouffe dans ses larmes.
Aurélie aussi, a du mal à respirer ; le froid paralyse ses poumons, contracte ses muscles autant que la peur.
Curieusement, quelque chose l’obsède. Qui va s’occuper de Malabar ? Le chinchilla que lui ont offert les éducateurs le mois dernier, pour ses 14 ans. Ils ne vont pas l’abandonner si je ne reviens pas ? Non, ils ne feront pas ça…
Au volant, l’homme se met à fredonner un air connu qui passe à la radio.
Jessica et Aurélie l’entendent aussi. Mais elles ne chantent plus.
Ne chanteront plus jamais.
You know we’re too young to die… You know we’re too young to die…
Minuit, passé de quelques minutes
Raphaël consulte sa montre ; la nuit sera longue.
William s’est endormi. Épuisé, il a de nouveau sombré. Il pousse parfois quelques râles pathétiques, marmonne des paroles sans queue ni tête.
Raphaël étire ses muscles gagnés par l’ankylose et s’exile dans la cuisine. Il place une tasse de café dans le micro-ondes, allume une clope. Le jus réchauffé est dégueulasse, mais nécessaire pour ne pas sombrer à son tour. Cette nuit, il ne dormira pas.
Il passe un instant sur le pas de la porte, fait le plein d’air froid et pur avant de revenir auprès de son frère.
William ouvre les yeux.
— Raph… Quelle heure il est ?
— Minuit et quelques. Repose-toi.
— On devait pas partir ? On devrait…
— Repose-toi, répète Raphaël d’un ton paternel. On partira demain.
— Mais…
Raphaël prend sa main dans la sienne.
— Le flic a téléphoné, tout à l’heure… il rentre cette nuit.
Les prunelles de William se couvrent d’un film d’angoisse.
— Ce ne serait donc pas malin de filer maintenant, explique Raphaël. Dès qu’il rentrerait, il donnerait l’alerte. Il vaut mieux le neutraliser et se casser après. Non ?
— Je sais pas… Peut-être… Où est Sandra ?
— Dans la chambre, à côté. Je l’ai attachée au pieu.
— Et… Christel ?
— Dans le bureau.
William bouge sa jambe, serre les mâchoires.
— Tu as mal ?
— Putain, oui…
Il s’étouffe dans une quinte de toux particulièrement violente. Son visage vire au cramoisi. Il retombe sur son oreiller, complètement exténué.
— Tu crois qu’il est… coriace, ce képi ?
Читать дальше