Même pas froidement, d’ailleurs. Ni même avec angoisse.
Avec rien dans les yeux.
Le vide. Absolu.
Ces mêmes yeux qui fixent Raphaël à cet instant.
— Que puis-je faire pour vous ? demande-t-il.
Raphaël n’en croit pas ses oreilles. Il part dans un éclat de rire puissant, un peu nerveux. Le mari ne bronche pas d’un pouce.
— Qu’est-ce que tu peux faire pour moi ?!
— Oui, je suppose que nous avons les mêmes intérêts, vous et moi. Vous voulez partir d’ici dans les meilleures conditions. Je veux que vous partiez d’ici, le plus vite possible. On doit donc pouvoir s’arranger.
Raphaël écarquille les yeux.
— Je rêve ! Tu crois que j’ai envie de m’arranger avec un poulet ?
— Vous ne m’intéressez pas. Que vous vous fassiez serrer ou non m’est parfaitement égal.
Raphaël va de surprise en surprise.
— Les braqueurs, c’est pas mon rayon. Alors, franchement, ma seule envie, c’est de vous voir décamper d’ici.
— J’imagine ! balance Raphaël. Tu as l’air si heureux de retrouver ta femme, vous avez sans doute envie d’un long tête-à-tête… Mais tu vois, ce que tu peux faire pour moi en premier lieu, c’est arrêter de me prendre pour un con, papa ! Ça, ça me ferait vachement plaisir. Parce que je te rappelle que j’ai un flingue dans les mains. Pas toi. Alors je ne vois pas de quel arrangement tu parles. Je ne vois même pas pourquoi tu parles, d’ailleurs…
Sa voix a changé au fil de la tirade. Commencée sur le ton de l’ironie, elle s’est terminée par une menace franche et directe.
Pourtant, Patrick ne manifeste toujours aucune anxiété. Impassible.
Il prend cependant le temps de la réflexion avant de reprendre :
— Nous ferons tout ce que vous voudrez. La seule chose qui compte, c’est que vous ne fassiez pas de mal à ma femme.
Enfin ! songe Raphaël.
— C’est un peu tard, souligne-t-il en allumant une clope. T’as vu sa gueule ?
— Pourquoi l’avez-vous maltraitée ?
Ni colère ni émotion dans sa question. Un simple renseignement. Le même ton que s’il demandait l’heure.
— Elle n’a pas été sage !
— Je comprends.
Le malfaiteur reste stupéfait. Il en perd la parole un instant, dévisageant l’homme avec surprise, puis finalement avec mépris. Voire avec dégoût.
— Mais ça ne se reproduira pas, ajoute le mari.
— Bon, je meurs d’envie de papoter avec toi toute la nuit, mais j’ai besoin de roupiller. Il y a une longue route qui m’attend demain… Alors je vais t’attacher à ta splendide table de ferme, te coller un bâillon pour que tu la boucles. Ensuite, j’irai ligoter ta femme sur le plumard et je pourrai enfin être tranquille. Ça te va comme programme, papa ?
Patrick hoche la tête.
— Je vous l’ai dit : nous n’opposerons aucune résistance.
— Parfait ! Tu es absolument parfait ! rigole Raphaël. Et c’est une bonne chose. Parce que si tu me joues le moindre coup tordu, je te loge une bastos en pleine tête… Là, dit-il en se posant l’index sur le front.
Patrick ne semble ni convaincu ni impressionné. Toujours ce regard creux.
— Demande à ta femme, ajoute Raphaël. Elle te dira que c’est une de mes spécialités.
— Je n’en doute pas.
— Allez, lève-toi. J’ai prévu un rouleau de scotch rien que pour toi. Je l’ai trouvé dans ta remise, y en a un carton plein… Tu les collectionnes ?
— Non.
— Je ne sais pas ce que tu en fais, mais… c’est bien pratique en tout cas.
Patrick se remet debout d’un mouvement agile qui n’échappe pas à l’œil aiguisé du braqueur. Pas si fatigué que ça, finalement.
Raphaël confie son arme à William qui tente de cacher qu’il est au bord de la syncope.
— Allez, papa, assieds-toi là.
Patrick obéit encore, se laissant saucissonner à un pied de la table sans aucune difficulté. Mais quand Raphaël approche un morceau de ruban adhésif de ses lèvres, le gendarme tourne la tête.
— Ce n’est pas nécessaire. Je vous laisserai dormir tranquille.
Raphaël saisit son menton, lui tord les cervicales.
— J’ai des problèmes respiratoires. Si vous me collez ça sur la bouche, je risque de m’étouffer.
— Si tu savais comme je m’en fous ! murmure Raphaël avec un large sourire.
— Je comprends. Mais vous risquez de tuer un gendarme, et ça…
— Tu serais pas le premier.
— S’il te plaît ! intervient alors Sandra. Ne le bâillonne pas, il a vraiment du mal à respirer…
— Tu le tutoies ? s’étonne Patrick.
C’est la première fois que Raphaël discerne autre chose que le néant dans les prunelles de cet homme. Une menace, violence froide et profondément enfouie, qui resurgit sans crier gare. Pour disparaître aussitôt.
— Oui, murmure Sandra.
Elle semble terrorisée.
— Et pourquoi ? ajoute calmement son mari.
Sandra ne sait quoi répondre, elle reste la bouche entrouverte.
— Je croyais que tu devais la boucler ! rappelle Raphaël en brandissant le morceau de scotch.
Patrick acquiesce d’un simple mouvement de tête, Raphaël se relève.
— T’inquiète : si tu penses que je vais prendre ta gonzesse dans mes bagages, tu te goures… Je te la laisse bien volontiers !
Il s’approche de Sandra :
— À ton tour, doc. Tu connais le chemin…
À plusieurs centaines de kilomètres de là, une femme pleure.
Assise sur le lit, dans la chambre de sa fille. Au milieu des vieilles peluches, des posters de vampires ou d’héroïnes romantiques, des classeurs multicolores, des livres de classe, des romans d’aventure… Cet univers qu’elle a l’impression de voir pour la première fois alors qu’elle le connaît par cœur.
Peut-être n’avait-elle jamais détaillé avec autant d’attention l’agencement de cette pièce. Où il manque l’essentiel.
Jessie.
Les larmes ne cessent de couler, creusant un sillon cuisant sur ses joues.
Son mari est en bas, dans le salon. Assis près du téléphone, la main sur le combiné. Attendant l’hypothétique sonnerie qui les délivrera du mal.
Ce matin, ils étaient une famille normale, banale. Heureuse ou presque. Ils faisaient des projets d’avenir.
Et puis, tout a basculé.
Ne pas savoir. Imaginer le pire. Et bien au-delà.
Tout en gardant espoir.
Elle va revenir, ils vont nous la ramener. Tout recommencera comme avant.
Non, pas comme avant. Il est des blessures qui saignent jusqu’à la mort. Mais peu importe, du moment qu’elle réapparaît dans notre vie.
Et si elle ne revenait pas ? Si cette atroce souffrance ne s’éteignait plus jamais ?
Il s’agit peut-être d’une fugue… À cet âge-là, ça arrive plus souvent qu’on ne le croit… Surtout qu’elles sont deux à avoir disparu… Si c’est le cas, nous les retrouverons rapidement.
Une fugue ? Laurence Durieux n’y croit pas vraiment. Aurélie a déjà fugué, bien sûr, mais c’était avant. Désormais, elle est stable, équilibrée. Et n’entraînerait jamais Jessie avec elle.
Ce qui nous pousse à déclencher l’alerte enlèvement, c’est que ni Jessica ni Aurélie n’ont pris la moindre affaire… D’habitude, les ados fugueurs emportent toujours quelque chose… Elle n’a pas emprunté d’argent dans votre portemonnaie, vous êtes sûre ?
Sur ses genoux, une photo. Jessie, quand elle avait 6 ans. Déjà rayonnante comme un soleil d’été. Déjà belle comme un astre.
Mme Durieux imagine un instant sa petite fille entre les mains d’un pervers. Ou de plusieurs. Qui lui font subir… Elle imagine… Une force invisible écartèle son propre corps, une puissante mâchoire déchiquette son cœur, son estomac se révulse. Elle se plie en deux sous les assauts de la douleur.
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