Qui ne fait que commencer.
Qui ne s’arrêtera peut-être plus jamais.
*
Jessie, belle comme un astre. Rayonnante comme un soleil d’été.
Ses yeux sont clos.
À quoi bon les ouvrir, alors qu’elle est cernée par l’obscurité la plus complète ?
À quoi bon appeler alors que personne ne l’entend ? De toute façon, le ravisseur n’a pas enlevé le bâillon sur sa bouche, n’a pas défait le moindre des liens qui asphyxient désormais sa peau fine et blanche.
Il l’a seulement jetée dans cette pièce dont elle n’a rien vu. Jetée, comme un vulgaire sac-poubelle. Puis il a disparu quelques minutes avant de ramener Aurélie, de la balancer à son tour sur le sol et de les enfermer à double tour.
Aurélie, qui se débattait comme un beau diable, poussait des complaintes de bête étouffées par le bâillon.
À quoi bon ?
Lutter, ou même seulement espérer.
Désolée, papa, mais je ne peux pas. Désolée, maman, je crois que je vais vous quitter. Il faudra me pardonner.
Elles ne s’en sortiront pas, Jessica le sait. Elle n’a même jamais eu de certitude aussi forte de toute sa vie.
Je vais mourir.
C’est aussi évident qu’effrayant.
Inéluctable.
Too young to die ? Il n’y a pas d’âge pour mourir. À peine venu au monde, on est sur la liste d’attente. Susceptibles d’y passer d’une seconde à l’autre.
Repas potentiel de la faucheuse.
Alors, sans que personne ne puisse s’en douter, Jessica hurle. Abominable prière silencieuse.
Que ce soit maintenant, tout de suite ! Viens me chercher, cette nuit. Avant que cet homme revienne me torturer. Avant qu’il revienne me détacher et me violer… Que je meure, maintenant, par pitié…
Ça faisait longtemps que Raphaël n’avait pas aussi bien dormi.
Seulement quelques heures, dans un fauteuil de surcroît. Mais d’un sommeil profond et réparateur.
Il fait jour, sa montre lui indique huit heures et demie.
Il s’étire, bâille à s’en décrocher la mâchoire et sourit en voyant que William est déjà réveillé. Et surtout, qu’il est assis.
— Bien dormi ?
— Oh oui ! confirme Raphaël. Comment te sens-tu ?
— Mieux.
Raphaël a une mimique un peu perplexe face au visage ravagé de son frère.
— T’es sûr ?
— C’est pas la grande forme, mais du moment que tu ne me demandes pas de courir un marathon… Je me sens prêt à reprendre la route.
— Encore de la fièvre ?
Raphaël pose une main sur le front de son frère, comme le ferait une mère.
Comme le faisait leur mère.
— Tu es bouillant…
— N’exagère pas. Ça va, je te dis !
— Hmm… De toute façon, tu as encore la journée pour prendre des forces supplémentaires.
— On ne part pas ? s’inquiète William.
— Pas avant la tombée de la nuit. C’est plus prudent, tu ne trouves pas ?
— Si, bien sûr.
Raphaël approche sa bouche de l’oreille de son frère :
— Je les enfermerai dans la remise ou dans l’écurie… Avec un peu de chance, ils ne pourront pas donner l’alerte avant lundi, ce qui nous laisse quarante-huit heures pour nous tirer loin d’ici.
— Et Christel ?
— J’y réfléchis, avoue Raphaël.
Depuis des heures. Depuis la veille.
William sourit et pose une main sur l’épaule de son frère.
— Merci d’avoir fait tout ça pour moi.
Raphaël ne répond pas, se contente de broyer sa main dans la sienne.
— Je vais réveiller nos amis, dit-il.
Il commence par le gendarme. Qui n’a pas dû dormir beaucoup, vu la position dans laquelle il se trouve. Raphaël s’accroupit devant lui, plonge ses yeux dans les siens.
Aussi inexpressifs que la veille. Même pas fatigués ou cernés.
— Bien dormi, poulet ?
— Pas vraiment, avoue Patrick. Mais c’est sans importance.
Une demi-portion croisée avec une serpillière. Il ne pouvait espérer mieux.
— En effet, ça n’a aucune importance. Je vais aller voir ta gonzesse, maintenant… Lui apporter un peu de tes nouvelles… Elle doit se faire du souci pour toi, tu ne crois pas ?
— Sans doute.
— Et toi, t’es inquiet pour elle ?
Patrick sourit. Pour la première fois. Un léger mouvement sur ses lèvres fines et décolorées.
— T’as pas l’air en tout cas, ajoute le braqueur.
— Ne vous fiez pas à mon air…
— Une menace ?
— Un conseil.
— Attention, je vais faire pipi dans ma culotte, papa …
— Je sais bien que non. Mais un jour, peut-être.
— Sans blague ?
— Sandra est forte. Je n’ai pas à m’inquiéter pour elle, assure Patrick.
— T’as raison, c’est une sacrée bonne femme. Charmante, en plus… Un peu jeune pour toi, cela dit. T’as pas peur de la concurrence ? Je pourrais aller finir ma nuit dans ses draps, qu’est-ce que t’en dis ?
Il arbore un sourire provocant, cherchant à faire enfin réagir ce flic. À transformer cette espèce d’automate en homme de chair et de sang. À le faire sortir de ses gonds pour voir son vrai visage.
— Si ça vous dit, répond Patrick de manière désinvolte. Ne vous privez surtout pas.
Raphaël manque de tomber à la renverse.
— J’ai jamais croisé un type comme toi, avoue-t-il spontanément. T’as rien à l’intérieur, c’est pas possible… Rien dans le froc non plus d’ailleurs !
— Pourquoi entrer dans votre jeu ? À quoi ça servirait que je me mette à hurler ou à proférer des menaces ? Touche pas à ma femme ou je te fais la peau ! Ridicule… Je suis ligoté à une table, incapable de faire le moindre mouvement, poursuit Patrick. Alors c’est facile pour vous de jouer avec moi.
Évidemment. Ne pas répondre à la provocation, faire comme si rien ne le touchait. Ce mec est aussi émotif et sensible qu’un bloc de marbre. Aussi téméraire qu’une poule mouillée.
Mais il est intelligent.
— Toutefois, si je peux me permettre un autre conseil, faites attention à vos attributs masculins, ajoute-t-il sur le ton de la confidence.
Le braqueur reste sans voix.
— Il se pourrait qu’après un passage dans ses draps , vous repartiez sans. Or ça peut toujours servir, non ? Ne serait-ce que pour faire pipi dans sa culotte …
Raphaël a un frisson dans la nuque. Le froid est décidément contagieux.
Il abandonne le gendarme pour se diriger vers la chambre. La température y est glaciale, Sandra grelotte sous la couverture, les yeux grands ouverts. Combien d’heures a-t-elle dormi depuis trois jours ? Même pas dix.
Raphaël s’assoit sur le matelas, elle ne détourne pas la tête.
Son visage est abîmé, encore souillé de sang séché.
La gifle, d’abord, a laissé un hématome sur la joue. Le coup de crosse, une entaille au-dessus de son œil gauche et une auréole mauve tout autour. Raphaël aimerait gommer ces traces immondes sur ce visage qui commence à lui être familier mais garde son étrange contradiction. Attirant, inquiétant.
— Tu as dormi ?
— Non, avoue la jeune femme.
— Eh bien moi, j’ai roupillé comme un bébé !
— Je… je t’attendais.
Ça sonne bien à son oreille.
— Je voulais te dire… Te remercier en fait.
Bizarre d’entendre cette femme marquée par ses propres coups lui dire merci. Quelque chose n’est pas à sa place.
— Merci de l’avoir laissé en vie.
— Je ne suis pas un tueur, je te l’ai déjà dit.
Sandra revoit le crâne de Fred exploser sous ses yeux.
— Je sais, répond-elle néanmoins. Détache-moi, s’il te plaît… Mes poignets me font mal.
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