Elle sera libre. Pourra oublier la trigo, bannir Pythagore et Thalès de sa mémoire.
Un, deux, trois… Elle s’y voit déjà.
On croit toujours qu’on sera libre plus tard. Un jour. Sûrement. Peut-être.
Jessica ne fait pas exception à la règle.
Assise près de la fenêtre, le regard dans le vague, elle sourit. Oubliant la page quasiment vierge qui la nargue, la menace.
Un de ses camarades tousse, Jessica revient sur terre. Atterrissage forcé sur la feuille blanche. Crash.
L’heure tourne, implacable ; le bilan s’alourdit de minute en minute.
Mais même si elle disposait d’un siècle, elle ne saurait quoi ajouter sur sa copie.
Du chinois, du javanais. Une langue extraterrestre.
Elle relève la tête, ose un regard furtif sur sa gauche.
Lukas. Même son prénom est beau.
Très concentré, il semble avoir maintes choses à écrire. Il faudrait qu’il lui donne des cours particuliers. Peut-être accomplirait-elle de spectaculaires progrès !
S’apercevant qu’il est observé, Lukas pivote légèrement la tête et adresse à son admiratrice un sourire en coin. Qui a quelque chose de cruel. Quelque chose de méprisant.
Le cœur de Jessica se retourne, la douleur lui fait lâcher son stylo qui tombe sur le carrelage gris. La prof lève les yeux, fronce les sourcils et retourne aussitôt à ses corrections. Le visage de Jessica s’empourpre, elle ramasse le Bic et ses yeux effleurent à nouveau la page blanche.
Désespérément blanche.
Une catastrophe.
Comment va-t-elle annoncer le désastre en rentrant à la maison ? Ses parents vont encore gueuler, c’est sûr. Ils seront tellement déçus…
Un instant, Jessica imagine ne pas rentrer chez elle.
Partir, loin. Partir vraiment, cette fois.
Pour ne pas avoir à affronter les colères parentales. Les maths, et tout le reste.
Mais ils seraient si malheureux si elle disparaissait comme ça. Si elle s’évanouissait dans la nature. Ça les tuerait, c’est sûr.
Ça la tuerait aussi, d’ailleurs.
Ils l’engueulent, des fois, c’est vrai. Mais ils l’aiment. Ça, elle le sait. Comme une évidence qui la rassure, la protège.
C’est fini, posez vos stylos !
La prof ramasse les copies, Jessica est sur le point de pleurer.
La sonnerie retentit, le brouhaha s’empare de la classe. Jessica range ses affaires et rejoint Aurélie, déjà dans le couloir, sourire radieux.
Aurélie, les maths, elle maîtrise.
— Alors ?
— Je me suis plantée ! gémit Jessica. Mes parents vont me tuer !
— Mais non !
Aurélie passe un bras autour des épaules de son amie, l’entraîne dans le couloir bondé, direction la cour de récréation.
— T’inquiète ! Ils vont juste te prendre la tête et puis après ils se calmeront.
— Je vais me faire tuer, j’te dis ! Putain…
— Vas-y ! Arrête Jessie… Tu vas pas mourir ! Too young to die, baby !
Aurélie rigole pour dédramatiser la situation.
Elle chante, à tue-tête. Too young to die… Too young to die, baby !
Elle est toujours en train de chanter ou de rire, Aurélie. Jessica ne l’a jamais vue pleurer.
Pourtant, des raisons de pleurer, elle en a. Tellement.
Elle n’a pas de parents, pas de famille. Abandonnée à sa naissance, elle vit dans un foyer au milieu d’autres adolescents.
Une petite structure moderne se situant à deux rues de la maison de Jessica.
Des familles d’accueil, Aurélie en a connu trois.
La première, elle aurait voulu y rester jusqu’à sa majorité. Mais un abruti de la protection de l’enfance en a décidé autrement en l’arrachant de force des bras de sa mère de substitution.
Il paraît qu’elles s’étaient trop attachées l’une à l’autre.
Ses séjours dans les familles suivantes se sont soldés par une série de fugues.
Et une tentative de suicide.
Alors, finalement, Aurélie a choisi le foyer. Et elle passe deux week-ends par mois dans la famille de Jessica.
Aurélie, c’est un peu comme la grande sœur qu’elle n’a pas. Elles n’ont qu’un an de différence, mais à cet âge-là, ça compte.
Elles sont dans la même classe, parce que Aurélie a redoublé.
Normal, quand on traîne pareil handicap…
Pourtant, elle s’en sort bien et Jessica ne peut que l’admirer.
Malgré le fiasco du contrôle de maths et le sourire moqueur de Lukas, elle se met à chanter à son tour.
Too young to die, baby !
17 h 08
L’heure a sonné.
Le glas aussi. À l’église toute proche.
Jessica et Aurélie traînent quelques minutes devant le collège pour papoter avec une bande de copains. Puis elles se décident enfin à prendre ensemble le chemin du retour.
— Tu passes chez moi ? propose Jessica.
— OK ! Mais pas longtemps, sinon Martial va encore m’incendier !
Martial, c’est un des éducateurs du centre. Aurélie en est secrètement amoureuse. Elle est persuadée que plus tard, elle l’épousera.
Il aura toujours vingt-cinq ans de plus qu’elle mais Aurélie s’en fout.
Les deux jeunes filles traversent la rue, puis la place, sans cesser de discuter.
Trop laide, cette prof… Trop beau, ce Lukas…
Elles se marrent tellement que Jessica en oublie un instant la tragédie du contrôle de maths et le mépris de son premier grand amour.
Elles jouent aux mauvaises filles, s’amusent à effrayer une grand-mère qui balade son chien minuscule affublé d’un manteau rouge en fausse laine.
Pourtant, elles n’ont rien d’effrayant.
Au bout de dix minutes, elles bifurquent dans une petite rue calme. Déserte et qui longe un terrain vague.
Un raccourci qu’elles empruntent presque chaque soir même si les parents de Jessica leur ont formellement interdit de passer par là.
Parce que les parents le leur ont formellement interdit.
Une fourgonnette blanche s’arrête à leur hauteur, le conducteur descend la vitre.
— Excusez-moi, mesdemoiselles…
Elles s’arrêtent, le dévisagent. Méfiantes.
La cinquantaine, jovial, souriant. Le cheveu grisonnant, une barbe de trois jours.
— Je suis perdu, se désole-t-il. Je cherche la rue du Moulin, vous pouvez m’aider ?
— C’est là où on habite ! balance Aurélie.
— Vraiment ? Je vais chez M. et Mme Durieux. Vous les connaissez peut-être ?
— C’est mes parents, s’étonne Jessica.
L’homme coupe le contact.
— Vous devez être Jessica, alors ? Je suis un collègue de votre père, on travaille ensemble à la mairie… Il m’a demandé de passer chez vous, ce soir. Il vend une voiture, je vais peut-être l’acheter.
— Ah…
— Bon, on fait comment ? Vous montez ? Comme ça, vous me montrez le chemin et puis je vous raccompagne par la même occasion !
Les deux filles échangent un regard.
— Il vend sa caisse, ton père ? interroge Aurélie.
— Ouais… Enfin, c’est celle de ma mère.
— Vous montez ? s’impatiente le conducteur.
— Mais mon père, il n’est pas encore sorti du bureau à cette heure-là, explique Jessica.
— Il m’a dit que votre mère pouvait me montrer la voiture. Il lui a téléphoné, elle m’attend.
L’homme ouvre la portière passager, Jessica hésite encore.
— Je veux pas laisser ma copine… Je vais vous expliquer par où c’est et…
— Vous pouvez monter toutes les deux ! propose l’inconnu. Y a trois places devant.
— Allez viens ! dit Aurélie. C’est cool, on n’a pas besoin de marcher comme ça !
Aurélie monte en premier, Jessica la suit à contrecœur. Elle n’a pas envie de faire la route avec cet homme. Si encore c’était une caisse qui en jette avec un beau mec au volant… Mais un vieux fourgon conduit par un vieux, ça le fait pas …
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