Absente.
Raphaël ferme la chambre à double tour. Avec une vitre cassée, cette pièce doit être condamnée. Heureusement qu’il y a une serrure à chaque porte, dans cette baraque.
Très pratique.
Raphaël confie le Glock à son frère.
— S’il y en a une qui bronche, tu la descends. Compris ?
Comme William ne répond pas, Raphaël hausse le ton.
— Compris ?
— Oui.
Il disparaît dans l’escalier qui ressemble soudain à un parcours du combattant. La douleur cogne dans sa tête, dans ses tripes, dans son bras.
Arrivé à l’étage, il se dirige directement vers la salle de bains et se déshabille entièrement, semant ses fringues derrière lui.
Il faudra les brûler.
Il entre dans la baignoire, se hâte d’ouvrir le robinet.
Enlever ce sang, vite. Ce sang et ces morceaux de chair.
L’eau, trop chaude, lui arrache un cri. Il reste un long moment sous le jet.
L’eau, si rouge, coule à ses pieds.
Tourbillon écarlate dans sa tête.
*
16 h 40
— Qu’est-ce qu’on va faire de Chris ? demande William à voix basse.
Les deux frères sont dans la cuisine, Raphaël garde un œil sur ses prisonnières dans la pièce d’à côté.
Deux femmes à sa merci.
Si c’était un pervers, il serait aux anges.
Là, il est plutôt en enfer. L’impression de se retrouver avec deux colis encombrants sur les bras. Deux colis piégés, en plus.
— J’en sais rien, avoue-t-il.
William est assis devant un café. Son front est moite, ses yeux brillants de fièvre.
— Faut qu’on se casse, Raph. Ça fait trop longtemps… qu’on est ici.
Même parler lui est difficile.
— Cette nuit, répond Raphaël. Tu te sens ?
— Oui, je crois… Regarde, j’ai réussi à me lever, tout à l’heure.
— Cas de force majeure, mon frère. Tu tiens à peine debout.
— Ça ira. Il faudra bien.
— En attendant, tu devrais retourner te coucher, avant de t’évanouir. Si tu veux, je t’aide à monter à l’étage. Il y a deux chambres libres, maintenant.
— Non, je vais m’allonger sur le canapé. Comme ça, je peux te filer un coup de main pour les surveiller.
Will se lève, le vertige le saisit immédiatement. Il s’accroche à la table, ferme les yeux.
— Putain de merde, c’est pas encore ça…
Raphaël est obligé de le soutenir jusqu’au divan. Il s’adresse à Sandra, comme s’il parlait à son clébard :
— Occupe-toi de lui, il ne se sent pas bien.
La vétérinaire constate que la fièvre est remontée en flèche. Elle prépare une nouvelle mixture qu’elle parvient à peine à lui faire avaler.
Raphaël s’assied sur un des bancs, pile en face de Christel qui le fixe d’un regard de haine.
— C’est moi qui ai eu l’idée de partir avec les bijoux, prétend-elle soudain.
Ses premières paroles depuis qu’ils l’ont attachée au fauteuil.
— C’est moi qui ai voulu ! répète-t-elle avec hargne.
Il ne prend pas la peine de répliquer.
— Alors pourquoi tu m’as pas tuée, hein ?
Elle reçoit un sourire un peu méprisant en guise de réponse.
— C’est moi qui ai voulu, pas Fred ! s’acharne la jeune femme. Je lui ai dit qu’on pouvait pas rester avec des minables comme vous ! De toute façon, vous allez y passer vous aussi !
Raphaël s’avance, armé du rouleau de scotch. Avec les dents, il coupe un morceau de ruban adhésif.
— T’entends, espèce de fumier ? balance encore Christel. Ton sale frangin va crever !
Elle reçoit une gifle dont la violence lui coupe la respiration. Il colle le scotch sur sa bouche, pousse le fauteuil jusque dans le petit bureau avant de claquer la porte.
Raphaël respire vite.
Bien trop vite.
Pourtant, il s’était juré qu’il n’aurait pas peur.
Que plus rien ne lui ferait peur.
Il saisit son arme, enfile sa cagoule. Il pousse la porte, brandit son couteau.
Un simple couteau. Dans les mains d’un gosse de 16 ans.
L’employée de la Poste dévisage cette ombre avec des yeux exorbités. Elle lève les bras, quitte son fauteuil et recule pour se coller au mur.
Si elle savait qu’il a peur, lui aussi…
Peut-être autant qu’elle.
— Le fric !
Le fric. Ces morceaux de papier froissé auxquels on confère tellement de valeur.
Le fric. La plus séduisante des impostures.
Le pire des serial killers.
— Donne le fric, vite ! hurle Raphaël de sa voix de stentor.
La jeune femme ouvre la caisse, réunit à la va-vite les quelques billets qui traînent dans le tiroir et les pose sur le comptoir.
— C’est tout ce qu’il y a ! murmure-t-elle en reculant à nouveau.
Raphaël s’empare du butin, s’enfuit à toute vitesse.
Il jette la cagoule et le couteau dans une poubelle, continue à courir comme si la mort était à ses trousses.
Pendant des kilomètres.
Ce n’est qu’une demi-heure plus tard qu’il s’arrête enfin, hors d’haleine.
Il compte les billets.
Cinq cent cinquante francs.
Premier braquage. Premier cachet pour l’artiste.
Minable, forcément.
Pourtant, Raphaël sourit.
Ses mains tremblent.
Elles ne trembleront plus jamais.
Encore une heure et demie à tenir. Ensuite, elle sera libre.
Jessica, penchée sur sa feuille, maudit les maths en silence.
À quoi ça sert, d’abord ?
À compter, ça d’accord. Mais après ?
Toutes ces formules, ces théorèmes… Un supplice, une torture raffinée inventée par quelque bourreau des temps anciens. Particulièrement vicelard.
On lui répète constamment que tout ce qu’elle apprend ici lui sera utile un jour, dans la vie. Que tout ce qu’on lui enfonce de force dans le crâne est nécessaire pour affronter l’avenir.
Mais les maths… À quoi vont-ils donc lui servir plus tard ?
Elle a beau chercher, elle ne voit pas.
Elle a toujours préféré les mots aux chiffres. Tellement plus poétiques. Tellement plus beaux. Tellement plus généreux, riches et élégants. Tellement plus émouvants.
On ne déclare pas son amour avec des chiffres.
On n’appelle pas au secours avec des nombres.
Mais avec des mots. Ou des gestes. Avec les yeux et la parole.
On rêve avec des mots. Avec les chiffres, on compte.
Le temps, les heures, les minutes. Qui passent trop vite ou trop lentement.
On compte les jours de vacances qui restent avant de retourner en classe. Les années qui nous séparent de la mort. L’argent qu’on ne peut pas dépenser.
Ou les êtres chers disparus.
Alors, Jessica ne comprend pas. Et se noie dans cet océan de probabilités, étouffe sous cette avalanche d’algèbre, boit la tasse dans ces ensembles vides de sens.
Alors, Jessica s’enfuit. De cette classe, de ce collège, de cette vie.
Elle part. Dans le futur, toujours.
Quand elle aura 20 ans, c’est si loin. Presque inaccessible, comme cette ligne à l’horizon que l’on n’atteint jamais.
Mais si, elle atteindra fatalement ses 20 ans.
C’est curieux, depuis l’âge de 4 ans, elle a l’impression que la mort est trop proche, mais que ses 20 ans sont trop loin. Étrange paradoxe.
Elle sera étudiante, en lettres bien sûr. Ou en langues. Peut-être en arts plastiques.
Dans une fac prestigieuse.
Prof, instit ? Actrice, journaliste ?
Elle n’a pas encore choisi.
Tout sauf les maths, les sciences, les chiffres et les formules.
Elle aura son petit studio en ville, qu’elle partagera peut-être avec une copine. Et une voiture, bien sûr.
Elle sera belle, aura tous les mecs à ses pieds.
Читать дальше