Fred se met à rire, Sandra ferme les yeux.
— Pauvre con ! murmure-t-elle.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Il te tuera ! hurle-t-elle. Quand il saura ce que tu m’as fait, il te tuera ! Il vous tuera tous !
— Boucle-la, ordonne Raphaël. Sinon on retourne dans la remise et je finis de m’occuper de toi.
Ils s’affrontent un instant du regard.
Raphaël pose une main sur le couteau, l’autre sur sa braguette ; Sandra baisse les yeux.
17 h 05
La volée de collégiens s’éparpille dans un joyeux brouhaha.
Certains sortent en courant, pressés d’échapper à cet endroit synonyme de torture mentale, d’enfermement.
D’autres, au contraire, semblent chagrinés d’avoir à partir. Ou d’avoir à rentrer chez eux. Comment savoir ?
Il y a ceux qui traversent pour s’agglutiner à l’arrêt de bus ; ceux qui grimpent dans la voiture de leurs parents ; ceux qui partent à pied, à vélo ou à scooter. Ceux qui attendent qu’on vienne les chercher.
Et puis il y a l’homme.
À quelques mètres de là. Qui observe ce manège, l’épaule appuyée contre un arbre. Invisible, fondu dans le paysage.
Camouflé par le manteau de l’indifférence générale.
Il se souvient de sa jeunesse, lorsqu’il quittait lui aussi l’école, après les cours.
Seul, toujours. Tel un pestiféré. Il n’était pas premier de la classe, pourtant. Même pas capable d’aligner trois mots devant le professeur sans bégayer et endurer immanquablement les moqueries de ses charmants semblables.
Féroces.
Collectionnant les mauvaises notes, les avertissements de travail. Jamais de conduite.
Il faut dire qu’il ne pouvait pas faire ses devoirs comme ses chers petits camarades, le soir venu. Il n’avait pas la chance de pouvoir se consacrer à ses études. Il luttait juste pour survivre, tout en priant Dieu de le rappeler à lui.
Il n’était pas un gamin comme les autres, grandissant sereinement dans une famille comme les autres.
Il n’avait pas de jouets.
Le seul jouet, c’était lui.
Soudain, elle sort. Il la reconnaîtrait entre mille.
Jessica.
Longs cheveux blonds portés par le vent, sourire innocent, rire cristallin.
Lui aussi sourit. Heureux de la retrouver après toutes ces heures loin d’elle.
Si tu savais comme tu m’as manqué…
Il éprouve ce qu’il croit être de la tendresse pour elle.
Pour sa proie.
Bientôt, elle sera à lui. Et ne sera alors plus qu’une simple chose sans âme. Un repas qui satisfera un temps ses appétits démesurés. Une source où apaiser sa soif.
Rien de moins, rien de plus.
Il commence à marcher, cinquante mètres derrière elle. Mais elle n’est pas seule sur le chemin du retour ; elle est flanquée de sa copine, petite brune un peu boulotte, habillée comme une pute. Déjà.
Si seulement elles pouvaient se séparer avant d’arriver à la maison. Mais non, elles papotent, rigolent, s’amusent. Inconscientes, insouciantes.
Sans le savoir, elles passent devant sa camionnette. Elles ont fait la moitié du trajet, maintenant.
Il monte dans son utilitaire, met le contact sans perdre de vue les deux gamines. Il démarre, roule au ralenti, regardant au passage sa cible sur le trottoir.
Il y a du monde, ce soir, dans cette rue pourtant habituellement peu fréquentée. Inutile de s’attarder ici. Alors, il accélère sans faire d’étincelles.
Quelques minutes plus tard, il range son véhicule à cent mètres de la maison où vit Jessica.
Il descend la vitre, baisse le son de l’autoradio. Ne pas se faire remarquer.
Et il attend, encore, avec la patience qui caractérise le prédateur.
Dans son rétroviseur, les deux filles ne tardent pas à apparaître. La brunette n’a pas lâché sa copine ce soir…
Encore raté.
C’est à cet instant qu’il songe à kidnapper les deux adolescentes. Aurélie, la petite brune, ne lui plaît pas, mais elle pourrait à la rigueur lui servir de mise en bouche. Il trouvera bien un peu de plaisir à s’occuper d’elle.
Jessica et son amie passent près de l’utilitaire sans même faire attention à lui.
Mais pourquoi y feraient-elles attention ?
Pourquoi Jessica imaginerait-elle une seule seconde qu’un homme l’épie du matin au soir ? Qu’il passe des nuits entières sous la fenêtre de sa chambre à se masturber en pensant à elle ? À ce qu’il va lui faire subir.
Comment pourrait-elle savoir qu’elle n’est plus une simple enfant ayant l’avenir devant elle ? Plutôt un simple gibier entre les serres d’un chasseur affamé.
Une proie qui va nourrir les instincts pervers d’un homme ayant oublié qu’il en était un.
Comment pourrait-elle se douter qu’elle a déjà un pied dans la tombe ?
18 h 20
— Ton mari va t’appeler ? interroge Raphaël.
Il est là, à l’affût, quelques mètres derrière elle. Ne la lâchant pas d’une semelle.
Il est devenu son pire cauchemar. Son enfer particulier.
Hier aurait pu — aurait dû — être un jour comme un autre. Hier, jour où sa vie a basculé. Parce que cet homme, ce malfrat, a atterri par hasard dans ce patelin perdu et a lu son nom sur une plaque.
Pourtant, au fond d’elle-même, Sandra a toujours su qu’elle finirait mal.
C’était écrit, quelque part.
C’est logique après tout. Rien de surprenant, si elle y réfléchit.
Mais Sandra n’arrive plus à réfléchir. Parce qu’il est là, quelques mètres derrière elle. Qu’elle sent son regard sur elle, continuellement. Ça ulcère sa peau, ça vrille ses nerfs, ça tord son estomac.
— Je t’ai posé une question, s’impatiente Raphaël.
Sandra ne se retourne pas, continuant à préparer le dîner. Corvée d’épluchage de pommes de terre. Si seulement elle avait du cyanure sous la main ! Dire qu’il y en a, tout près d’ici… Tout un assortiment de poisons raffinés qui pourraient venir à bout d’un régiment. À bout d’un gang de braqueurs, c’est certain.
— Oui, sans doute, répond-elle enfin.
— À quelle heure ?
— Je… je ne sais pas. Vers dix-neuf heures, je pense.
— Sur le portable ou le fixe ?
— Le fixe.
— Tu mettras le haut-parleur. Et je te conseille de faire en sorte qu’il n’ait pas le moindre soupçon quant à notre présence ici. C’est clair ?
Elle hoche simplement la tête.
— C’est clair ? répète Raphaël en venant se coller dans son dos.
— Oui.
— Bien…
Il fait glisser une main sur son bras, elle se contracte de la tête aux pieds. Il ne peut s’en empêcher, cette fille l’attire. Irrésistiblement. Dangereusement. Lui inspire des désirs contradictoires.
Envie de la prendre dans ses bras, de la protéger.
Envie de lui faire mal, aussi. De lui faire payer quelque chose. Sauf qu’il ne sait pas quoi.
Comme si elle était fragile et sadique à la fois. Aimable et détestable.
Vulnérable et féroce.
Qui ne l’est pas, d’ailleurs ?
Raphaël ne se souvient plus vraiment de l’instant fatidique où il a oublié qu’il était vulnérable. Et décidé qu’il serait féroce.
Sans doute le jour où son père a quitté la maison, sans la moindre explication.
— Tu lui demanderas quand est-ce qu’il rentre, ajoute-t-il.
— D’accord.
Il écarte sa chevelure, effleure sa nuque.
Elle ferme les yeux. Envie de vomir. De lui planter le couteau dans la gorge, jusqu’à la garde.
Il sent à quel point il lui fait peur. Mais c’est ce qu’il a souhaité, provoqué.
C’est ce qu’il fallait.
Il retourne s’asseoir et continue à l’observer en silence. Continue à se demander qui est vraiment cette femme et surtout ce qu’elle cache. Là, juste derrière ses yeux vert tendre.
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