Elle essaie de se libérer, se retrouve plaquée contre l’enfilade.
— J’en peux plus ! gémit-elle. J’en peux plus ! Lâche-moi, espèce de salaud !
Elle se met à hurler comme une démente, à lui distribuer des coups de poing dans la poitrine, des coups de pied dans les tibias. Il la saisit soudain à la gorge, la soulève quasiment du sol. Seule la pointe de ses pieds touche encore le carrelage.
— Tu te calmes ?
Comme elle ne répond pas, il appuie sur sa trachée envoyant l’arrière de son crâne heurter violemment le mur.
— Tu recommences jamais ça, menace-t-il. Tu me frappes plus jamais, compris ?
— …
— Compris ? hurle-t-il.
— Arrête, Raphaël. Lâche-la, s’il te plaît.
William s’est levé du canapé, sans que son frère s’en aperçoive. Il se tient à la table, terriblement livide.
— Arrête, Raph…
Raphaël refuse. De trop longues secondes. Alors que sa main droite comprime toujours la gorge de Sandra. Comme un réflexe.
Pitbull refusant de desserrer les mâchoires.
— Lâche-la, tout de suite ! répète William en haussant le ton. Ça suffit, tu vas la tuer !
Enfin, Raphaël obéit et la jeune femme s’affaisse au ralenti jusqu’à tomber à ses pieds.
C’est alors qu’il réalise que Fred et Christel le dévisagent à l’entrée de la pièce. Il ne les avait même pas entendus descendre l’escalier.
Ses yeux se posent à nouveau sur Sandra, en train de s’étouffer.
Alors, il quitte la maison en claquant violemment la porte.
Il jette son mégot par terre ; minuscule incandescence dans la nuit noire, dérisoire lueur dans l’obscurité dévoreuse d’espoir.
Puis il le piétine jusqu’à l’inhumer dans la terre humide.
Là, au bord de l’étang vers lequel il a marché sans même s’en rendre compte. Ce n’est qu’à deux cents mètres de la maison, il a pourtant l’impression d’avoir parcouru des kilomètres, trop de kilomètres. D’être allé au-delà de la limite. Pour arriver au cœur des ténèbres.
Là où se perdent les hommes pour devenir des ombres monstrueuses et effrayantes.
23 h 45
La soirée a été une succession de longs silences. Comme ceux qui précèdent l’explosion d’un volcan.
Ils n’en ont pas reparlé. Ils n’ont d’ailleurs parlé de rien.
Fred et Christel sont montés, juste après le repas. Raphaël est assis dans le fauteuil, près du divan où William continue d’endurer un véritable calvaire.
Sandra lui fait avaler un autre médicament pour combattre la fièvre qui a encore atteint des sommets. Elle touche son front d’un geste maternel, essaie de lui sourire mais n’y parvient pas.
— J’ai mal à la jambe, gémit-il d’une voix faible.
— Je m’en doute, répond-elle en se posant sur l’accoudoir du canapé.
Il ferme les yeux, une grimace déforme son visage qui a gardé un air d’adolescence.
Raphaël fait signe à Sandra de le suivre. Une fois dans la cuisine, il ferme la porte. Elle reste pétrifiée au milieu de la pièce, visiblement effrayée de se retrouver seule avec lui. Mais il ne s’approche pas.
— Pourquoi souffre-t-il autant ? Qu’est-ce qui se passe, putain ?
— Il a pris deux balles dans la peau, rappelle simplement la vétérinaire.
— Je sais ce que c’est que de recevoir une bastos, rétorque Raphaël. Il est solide, il ne devrait pas être si faible.
— Il… Je pense qu’il a une infection à la jambe. C’est pour ça que je lui donne des antibiotiques. Mais je ne sais pas s’ils sont adaptés.
— Tu es en train de l’empoisonner, c’est ça ?
— Non, mais…
— Mais quoi ?
Elle se laisse tomber sur une chaise, pose un coude sur la table. Sa tête est si lourde.
— Ce n’est pas un hôpital, ici. Je fais avec les moyens du bord.
— Tu ne fais pas assez ! juge Raphaël en élevant légèrement la voix.
— Vraiment ? répond Sandra. Je n’ai rien, ici. Rien du tout ! Je n’ai pas pu lui faire de prise de sang, aucune analyse ! Je n’ai aucun matériel, je ne peux pas établir de vrai diagnostic. Et puis je ne suis pas médecin, merde !
Raphaël prend sur lui pour rester calme. Il sait qu’elle a raison, mais ne l’accepte pas. Et Sandra enfonce le clou.
— Si tu veux être sûr de le sauver, tu dois l’emmener à l’hosto. Et vite.
Il la fixe avec colère.
— Tu sais très bien que je ne peux pas !
— À toi de voir. Moi, je fais le maximum.
Sandra détaille le sol sous ses pieds pour éviter de le regarder. Elle porte une impressionnante marque de strangulation juste sous la mâchoire, a l’impression qu’on a essayé de lui arracher la tête tant ses cervicales sont douloureuses.
— Il faut que tu le sauves, reprend Raphaël d’une voix moins tranchante. Il est ma seule famille.
Elle relève la tête, étonnée. Après les menaces et les brutalités, voilà qu’il tente de l’amadouer, presque de l’apitoyer. Mais c’est lui qu’elle trouve soudain pitoyable.
— Je viens de te le dire : je fais le maximum. Si tu tiens vraiment à lui, tu dois l’emmener aux urgences, même si ça doit vous conduire en prison.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles ! La taule, c’est bien pire que la mort.
— Et si tu…
Comme elle hésite à continuer, il l’encourage :
— Oui ?
— Tu ne peux pas le conduire dans un hosto à l’étranger ? La première frontière n’est pas à côté, c’est sûr, mais…
— Impossible. Blessures par balles, ils informeront aussitôt les autorités, comme en France. Et ils viendront nous cueillir avant de nous extrader.
Elle se tait, à court d’arguments. Se remet à fixer le sol, comme s’il allait s’ouvrir pour lui offrir une issue de secours.
Raphaël se penche au-dessus de l’évier, boit quelques gorgées d’eau fraîche à même le robinet. Sandra voit la crosse du colt dépasser de son jean. Il suffirait de tendre le bras… Son cœur s’emballe, la peur la tétanise.
Il y a sans doute un cran de sécurité, il n’est peut-être pas chargé…
Trop tard, Raphaël vient de se retourner. Et la fixe étrangement, comme s’il avait deviné ses desseins.
Elle baisse bien vite les yeux, pour ne pas montrer. Qu’elle n’a pas renoncé.
Qu’elle ne renoncera pas.
Qu’elle n’est pas ce qu’il croit.
Une femme comme une autre qu’il est facile de maîtriser.
Une gentille et fragile vétérinaire, qui mène une vie rangée dans un endroit retiré et qui attend sagement que rentre son mari.
2 h 35
Ta dernière nuit, ma douce.
La dernière dans ton lit douillet et la chaleur protectrice de ton foyer.
J’espère que tu dors profondément. Que tu fais de beaux rêves, comme on dit.
Les derniers.
Dans quelques heures… Une journée à l’école, au collège. Une journée comme une autre, penseras-tu. Où tu t’ennuieras peut-être, rêvasseras sans doute. Songeant aux lendemains, à cet avenir que tu n’as plus.
Parce que ton seul avenir, c’est moi.
Ton avenir, il m’appartient déjà. Il est là, au creux de mes mains. Je joue avec, comme je jouerai bientôt avec toi.
Bientôt, ma colombe.
Une journée où tu accompliras les choses machinalement, sans émerveillement. Où tu ne profiteras même pas de chaque seconde.
Parce que tu ne sais pas. Pas encore. Parce que tu crois avoir la vie devant toi. Tellement d’années. Tellement de projets. Tellement de rêves.
Une journée où je te suivrai, pas à pas…
Tu quitteras la maison. Définitivement.
Ta mère t’embrassera.
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